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humaine. Ces géants retrouvent l’homme en eux, parce que l’homme avec l’idée de Dieu n’est que caché sous la déformation produite par le péché, et, à mesure qu’ils reconnaissent Dieu, ils se reconnaissent eux-mêmes. C’est l’histoire, avec beaucoup d’exagérations dans la mise en scène, de certaines âmes. Il n’est pas nécessaire d’imaginer une période où cette déchéance et ce relèvement graduel se sont étendus à toute l’humanité. Je crois plutôt au changement des conditions extérieures — nous en avons la preuve tous les jours, — qu’au changement de l’homme, et je dirais volontiers avec Juvénal :

« Humani generis mores tibi nosse volenti
Sufficit una domus. »

En d’autres termes, la question d’origine est insoluble ; il faut s’y résigner ; il faut se contenter de savoir ce que nous sommes, dans la mesure déjà où nous le pouvons ; l’histoire elle-même n’est intelligible qu’autant que nous avons cette connaissance, car elle est seulement le tableau des conditions diverses où le même être, l’homme, a pu se rencontrer. Or l’humanité s’est toujours composée d’un mélange, en de certaines proportions, d’enfants et d’hommes faits, de bons et de méchants, et c’est par une généralisation purement arbitraire qu’on se la représente comme formée exclusivement à certaines époques ou d’enfants, ou de méchants. Les proportions du mélange, sans doute, ont varié ; le progrès, s’il y a progrès, consiste précisément dans l’accroissement relatif du nombre des gens sensés et vertueux ; mais ce qui constitue l’homme essentiellement, c’est d’être à la fois soumis à certaines lois physiques et capable de s’en affranchir pour obéir à la loi morale.

Vico, d’ailleurs, a très bien compris, et c’est son principal mérite, que la civilisation est la résultante de cette double action des lois physiques et de la loi morale. Il exprime cette vérité en d’autres termes ; il dit que la civilisation est à la fois l’œuvre de Dieu et de l’homme, ou l’œuvre de Dieu par l’homme. Mais il ne se représente pas l’action de Dieu comme extérieure. Tandis que le Dieu de Bossuet, à la façon d’un sculpteur, modèle l’humanité, qui résiste parfois comme le marbre au ciseau, c’est plutôt, d’après Vico, l’idée de Dieu dans l’homme qui préside au progrès, l’idée de la Providence qui produit les effets d’une providence réelle. Il a bien vu que l’homme est à la fois retenu à terre par ses instincts, par son égoïsme, et soulevé au-dessus de lui-même par la notion de l’idéal, par le sentiment du devoir. Ces deux influences contraires rendent compte, à chaque instant, de sa conduite. Mais le reconnaitre, c’est reconnaitre en même temps, il me semble, combien est chimérique toute tentative de fonder une philosophie de l’histoire, au delà de cette simple assertion : les hommes font quelquefois le bien et plus souvent le mal. Rêver d’une loi suivant laquelle, dans le passé ou dans l’avenir, domineraient les lois physiques ou la loi morale, c’est oublier précisément que l’homme, selon le mot de Pascal, n’est ni bête ni ange.