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sa propre corruption. L’égalité civile s’établit sans faire disparaître l’inégalité des fortunes. De là des discordes, des désordres où la loi n’a plus d’efficacité. Il faut alors un César qui substitue sa volonté à la loi méconnue et préserve la société des pires excès. Ou bien le peuple en est venu à cette extrémité qu’il ne peut conserver son indépendance, et il passe sous le joug d’un autre peuple : « Celui qui ne peut se gouverner lui-même, dit Vico, doit subir le gouvernement d’autrui ; le monde sera toujours gouverné par ceux qui sont d’une nature supérieure. »

De là, la théorie célèbre des Corsi et des Ricorsi, c’est-à-dire de ce va-et-vient de l’histoire qui, à des intervalles déterminés, ramène l’humanité aux phases par où elle a déjà passé. Vico prétend reconnaître, après l’invasion des barbares, un nouvel âge des dieux, suivi d’un âge des héros dont Dante a été l’Homère, et de l’âge des hommes où nous vivons encore. Mais ici se montre bien le danger que fait courir à la philosophie de l’histoire l’esprit de système. Notre philosophe est peut-être le plus excusable de tous ceux qui s’y sont laissé séduire : on n’a pas impunément cette divination du passé, dont les Heyne, les Creuzer, les O. Müller et d’autres encore, aidés de tous les progrès de la science, ont confirmé, dans ses traits principaux, l’admirable justesse ! Et puis rien n’autorise à penser qu’il ait vu dans le retour de ces périodes, dans ses ricorsi, l’exacte répétition des périodes antérieures. Il était trop pénétré de cette vérité que l’homme est imparfait, pour croire à la possibilité d’un progrès continu, et il était, en même temps, trop assuré de cette autre vérité que l’homme est libre, pour le croire soumis à la fatalité de révolutions identiques entre elles, comme celles dont parlaient les stoïciens.

Mais, à côté de ces vues si originales et si vraies, quelle singulière conception de l’humanité ! Au lieu de la considérer comme un tout organique qui va se développant grâce à la réaction mutuelle des parties qui le composent, il se la représente plutôt comme un agrégat de parties indépendantes, et il s’efforce de prouver que tous les peuples ont passé par les trois périodes, en vertu d’une même loi, sans qu’il y ait eu entre eux aucune communication. Il soutient que le développement de chacun d’eux a été tout spontané, que la législation des Romains, par exemple, ne doit rien à celle des Grecs, que les lois des Douze Tables sont le fruit naturel, à une certaine époque, du sol où elles ont paru. Les nations auraient suivi des routes parallèles, sans se rencontrer jamais, et seraient toutes arrivées cependant d’elles-mêmes, un peu plus tôt ou un peu plus tard, aux mêmes degrés de civilisation. C’est la plus grande erreur de Vico, celle qui fait le mieux voir combien étaient encore insuffisantes, de son temps, les données de la philologie et de la psychologie comparées. Mais si l’on songe que ses théories n’avaient pour fondement que l’étude des peuples classiques et qu’il ignorait à peu près complètement l’histoire des peuples de l’Orient, on s’étonnera de l’étendue de ces théories, plutôt que des lacunes qu’elles présentent.

Mais si la réputation de Vico repose principalement sur la philosophie