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qu’elles déplaisent à l’auteur, et qu’elles paraissent artificielles, éloignées des faits, aussi peu scientifiques, en un mot, qu’elles puissent l’être ; celles-là justifient, sans doute, à ses yeux, la méfiance des linguistes ; mais pourquoi ? non pas seulement, dirions-nous volontiers, parce qu’elles sont fausses, mais encore et surtout parce qu’elles ont été conçues le plus souvent avant toute observation, sans la connaissance précise des faits linguistiques, en dehors de toute réalité. On est allé, semble-t-il, de l’hypothèse subitement imaginée à ce fait pris en gros, l’existence d’un langage humain ; au lieu qu’il fallait partir du détail des faits connus, des lois qui ne faisaient qu’ébaucher entre eux des liens, puis par la réflexion s’efforcer de trouver une loi suprême qui mettrait l’unité entre toutes ces lois, qui retrouverait les parties jusqu’alors laissées sans explication, et envelopperait sans exception, comme en une dialectique descendante, tous les faits connus aussi bien que tous ceux qui restaient à connaître. Telle est la méthode vraiment scientifique qu’on doit appliquer à la découverte et à la vérification d’une hypothèse, et telle est aussi, comme on va le voir, la méthode employée par M. Regnaud dans ses recherches personnelles.

II. — Si l’on consulte l’histoire positive des langues, il existe, à ses yeux, deux facteurs principaux de leurs changements et de leurs progrès : l’analogie et l’altération phonétique.

L’analogie consiste, comme son nom l’indique, à produire et développer les formes d’un mot relativement nouveau sur le modèle de mots plus anciens ; ainsi germanicus, dérivé de Germania, mot d’origine récente pour les contemporains de César, a été formé sur l’analogie de italicus et des autres adjectifs semblables préexistants[1]. L’analogie, comme le montrerait un instant de réflexion, s’exerce donc en deux sens principaux : elle tend à revêtir un mot donné de toutes les désinences verbales, casuelles et personnelles (suffixes) qui appartiennent antérieurement aux mots analogues ; et inversement, elle pousse les racines à s’unir aux différents suffixes pour donner naissance aux séries analogiques radicales, c’est-à-dire à l’échelle des formes dans lesquelles une même racine s’emploie avec tel ou tel suffixe[2]. » Mais, dans l’un et l’autre cas, elle suppose aux séries verbales, grammaticales et radicales, des têtes de ligne, des éléments qui sont donnés et qu’elle n’explique point, les racines et les suffixes. L’analogie, qui applique toujours les mêmes procédés pour aboutir à des formes semblables, est donc un instrument en quelque sorte artificiel et humain, pendant que les créations de la nature sont toujours variées. On voit très clairement en effet d’où viennent les transformations analogiques du langage ; c’est de l’instinct même d’économie de l’esprit humain, c’est de son amour de l’unité, de la ressemblance dans la variété, ou de l’ordre. Mais si l’analogie suppose toujours une sorte de matière à laquelle elle

  1. Nous empruntons la théorie et l’exemple aux Essais de linguistique évolutionniste de l’auteur, page 85.
  2. Ibid., p. 86.