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ANALYSES.regnaud. Origine et philosophie du langage.

s’applique, des racines et des suffixes, d’où viennent donc, à leur tour, ces derniers ? Il semble que la question de l’origine du langage soit dès à présent étroitement circonscrite, et qu’il n’y ait plus lieu d’égarer les recherches.

Mais les racines et les suffixes, tels que les met en œuvre l’analogie proprement dite, pourraient bien n’avoir eux-mêmes qu’une immobilité d’apparence. Ce qui le prouverait d’une manière irréfutable, selon M. Regnaud, c’est l’existence, dans tous les idiomes, d’un très grand nombre de doublets, et c’est l’existence même des dialectes, qui ne sont pour ainsi dire, relativement à une langue mère déterminée, que de vastes systèmes de doublets phonétiques. Nul n’ignore à présent, croyons-nous, et moins encore que d’autres les lecteurs de la Revue des Deux Mondes, la définition des doublets : ce sont, lisons-nous page 144. des « formes dont l’identité primitive a été détruite par le changement d’un ou de plusieurs des sons qui les composent » ; ou encore, selon la définition de M. Brunot[1], de « doubles dérivations d’un même mot, auxquelles l’usage a attribué, malgré leur communauté d’origine, des sens distincts et spéciaux » ; exemple cheval et cavale, auprès du latin caballus ; — champ et camp, auprès du latin campus ; — naïf et natif, auprès du latin nativum.

« Mais où les variantes phonétiques apparaissent d’abord en plus grand nombre, remarque M. Regnaud, c’est parmi les formes appartenant à différents dialectes issus d’une même langue mère. C’est ainsi qu’on a le français honneur et l’italien onore, auprès du latin honor ; — le français pondre et l’italien porre, auprès du latin ponere ; … l’anglais father auprès de l’allemand vater », etc., etc., preuve évidente que l’altération phonétique « est non seulement un ancien facteur du langage à l’intérieur de chaque idiome particulier, mais qu’elle est aussi la cause principale, sinon unique, de la divergence respective des différents dialectes issus d’une même langue mère » (pp. 144-147).

Ainsi l’altération phonétique, selon M. Regnaud, est la cause première des dialectes comme elle est celle des doublets ; et tandis que l’analogie ne fait qu’associer d’une manière artificielle des formes déjà en usage à des racines données, l’altération phonétique porte sur les racines et sur les suffixes eux-mêmes, et leur fait subir, à la façon d’une loi naturelle et qu’on pourrait dire physique ou physiologique, les modifications les plus profondes. Aussi le langage est-il pour l’auteur un organisme véritable, qui affirme sa vie par des changements incessants et coordonnés, et qui trouve dans l’altération phonétique la loi suprême de son évolution.

Ceci posé, si l’on fait abstraction, dans l’ensemble des langues qui constituent une même famille, de toutes les formes verbales ou grammaticales qui résultent de l’analogie, de tous les éléments étrangers introduits après coup, et des doublets phonétiques eux-mêmes, il semble

  1. Grammaire historique de la langue française, p. 209. Paris, 1887.