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bien que l’analyse devrait se trouver à la fin en présence d’un très petit nombre d’éléments vraiment irréductibles ; et s’il fallait s’en rapporter ici à l’opinion commune des linguistes, ces éléments seraient encore des radicaux et des suffixes, cette fois rebelles à l’analyse et vraiment primitifs.

Mais M. Regnaud, tout en acceptant d’une manière générale ce résultat, tente d’aller encore plus loin, et nous touchons ici à la partie la plus profonde et la plus personnelle de sa théorie. Il est bien entendu d’avance, et il a pris la précaution de le rappeler sans cesse, qu’il n’entend faire porter son étude que sur les langues indo-européennes, et qu’il n’étend positivement qu’à elles ses conclusions ; on va voir qu’elles mériteraient de provoquer une recherche du même genre dans les autres familles et qu’elles tireraient de résultats concordants dans ce nouveau sens une singulière confirmation.

Quoi qu’il en soit, et sans sortir de la famille indo-européenne, M. Regnaud s’inscrit hardiment en faux contre la doctrine généralement reçue de l’irréductibilité des radicaux et des suffixes proprement dits. Il peut être sûr d’avoir contre lui l’opinion de M. Max Müller ; mais quand on voit ce dernier compter scrupuleusement dans le langage indo-européen 800 racines tout juste, et dans l’intelligence de ceux qui le parlent 121 concepts, ni plus ni moins, n’est-il pas vrai qu’une précision si grande nous effraye et rejette notre confiance ou, si l’on veut, notre timidité vers l’opinion contraire ?

D’ailleurs M. Regnaud nous parait l’appuyer sur de solides preuves : qu’est-ce en effet qu’une racine ? est-ce vraiment, comme on l’a soutenu, un élément immodifiable ou immuable ? Mais il faudrait croire qu’un Dieu l’a révélée à l’homme, ou qu’elle est innée à nos cordes vocales, comme le 121 concepts sont à notre esprit ! D’ailleurs, plaisanterie à part, où retrouver la racine immuable ? Sont-ce les mots eux-mêmes, concrets et vivants, qui la réalisent et la montrent ? ou n’est-ce pas plutôt notre analyse qui l’en tire et l’en abstrait ? La racine n’est donc point un élément primitif de la langue ; elle n’en est pas non plus un résidu, ou du moins elle n’est telle que pour notre pensée, toute faite d’abstractions, et que pour le savant. Dans la réalité, elle est un élément mobile, sans cesse progressif, et sans cesse modifié par les lois de l’altération phonétique.

Quoi d’étonnant dès lors qu’on attribue à une lente et séculaire évolution le nombre des radicaux actuellement reconnus, et classés comme irréductibles ? Qui soupçonnerait parfois, sous certains doublets, une étymologie commune, sans les indications historiques des textes ? Qui oserait dès lors affirmer d’une manière absolue l’irréductibilité des racines, et se croire à jamais à l’abri d’un démenti formel ?

Voici d’ailleurs des arguments tout à fait positifs : tout le monde accorde qu’un grand nombre de racines sont à l’état de variantes phonétiques évidentes les unes à l’égard des autres ; « ce sont les « Nebenformen » des Allemands, dues à l’application de lois très générales,