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ANALYSES.regnaud. Origine et philosophie du langage.

certain sens, de faire sortir de la douleur et du besoin le langage des hommes ; bien plutôt, croyons-nous, le premier cri significatif fut-il provoqué par l’agrément d’un objet perçu, et par une sorte de joie expansive capable de produire un jeu musculaire dans les organes vocaux, aussi bien que dans la physionomie et dans ceux des organes qui concourent au geste.

Si ces remarques sont justes, elles nous conduisent à faire nos réserves sur un point de la thèse de l’auteur ; poussé par son principe même qui est, comme on l’a vu, monistique, à une recherche peut-être excessive de l’unité, il n’est guère moins préoccupé de partir d’un cri unique originel qu’il ne l’était tout à l’heure d’aboutir à un seul type radical primitif : l’un eût dû être ainsi sans difficulté l’expression de l’autre. Mais comment ne pas croire, peut-être avec Steinthal et Lazarus, en tout cas avec Wundt et les physiologistes, à la variété des sons réflexes primitifs, modelée sur la variété même des impressions et des intuitions ? On aurait ainsi sans doute plusieurs sons, soumis dès l’origine à l’altération phonétique, et dès lors on aurait également plus d’une série de racines et plus d’un type radical primitif ; mais faudrait-il y voir un inconvénient si grave ? et l’unité de l’hypothèse en recevrait-elle une atteinte quelconque ? Nous ne le pensons pas un seul instant : car à nos yeux elle sera sauve, si elle réside dans l’unité mème de la loi d’évolution et de la forme grammaticale primitive, bien plutôt que si elle portait seulement, d’une manière un peu artificielle et problématique, sur un son originel ou sur un premier cri. Cette concession n’en coûterait, selon nous, aucune autre à l’auteur, et nous ne le croyons pas d’ailleurs éloigné de la faire.

Maintenant quel doit être le sens du son ou des sons primitifs dont on vient de parler ? Et d’abord, quand et comment a-t-il pu prendre un sens, devenir un véritable signe, un véritable langage ? M. Regnaud répond dès l’instant où il a été associé à un geste démonstratif, nous entendons à un mouvement indicateur du bras, de l’index, ou même, pourquoi pas ? de la physionomie : preuve qu’il a fallu aux hommes, remarquons-le en passant, un terrain d’entente commune, une sorte de langage naturel, dont les gestes faisaient partie, pour que la parole pût acquérir un sens entendu d’autrui.

Mais la nécessité du geste, qui paraît capitale à l’auteur, nous suggère encore une autre observation : n’est-il pas vrai que la voix, simple produit réflexe des mouvements du larynx, eût bien pu être, sans la désignation, un son, mais jamais un signe ? Et se peut-il qu’on parle de désignation, sans croire à l’intention, si obscure qu’elle soit, à la volonté par conséquent de désigner et de montrer ? La théorie de Maine de Biran, prise en ce sens, et dans cette mesure, est donc très acceptable et repose sur une observation psychologique très profonde et très vraie. L’auteur en fournit lui-même une preuve frappante : il dit quelque part que si l’animal pouvait joindre à son cri le geste démonstratif, il parlerait (p. 252) ; nous croyons volontiers, pour notre part, qu’il lui manquerait