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JANET. — introduction a la science philosophique

C’est là sans doute un des grands côtés de la philosophie. En dehors de son domaine propre, sans avoir pour ainsi dire aucun objet déterminé et saisissable, elle subsisterait encore à titre d’esprit philosophique. À ce point de vue, elle est partout ; elle est dans la science ; elle est dans la littérature, elle est dans l’art. Il n’y a pas de grand savant, ni de grand écrivain qui ne soit philosophe ; elle est la pensée même ; et, à ce titre, elle est présente à tous les modes de la pensée. Ce n’est donc pas la diminuer, c’est au contraire en faire voir la haute valeur que de la représenter comme l’assaisonnement universel, comme la vibration de cet éther que tout porte en soi.

Mais à considérer les choses avec moins de poésie et un peu plus de précision, deux questions se présentent à l’esprit : 1o S’il n’y avait pas de philosophie, dans le sens précis du mot, y aurait-il encore un esprit philosophique ? — 2o Étant donné l’esprit philosophique, serait-il possible de ne pas voir naître la philosophie ?

1o Supposons qu’il n’y ait jamais eu dans le monde de Socrate, de Platon, d’Aristote, d’Épicure, de Carnéade, de Plotin, — ou encore de Descartes, de Leibniz, de Malebranche, de Spinoza et de Kant, croyez-vous que la philosophie existerait à titre d’esprit généralisateur, de méditation réfléchie ? Il ne faut pas oublier que les sciences sont nées de la philosophie, et que ce n’est pas la philosophie qui est née des sciences. La philosophie est née d’abord pour elle-même ; et ayant ensuite divisé son objet primitif, qui était l’univers entier, elle a engendré les sciences particulières. Mais elle préexistait à titre de science universelle. C’est à ce titre qu’elle a créé, conservé, alimenté cet esprit de généralisation, de réflexion, cette révélation du caché sous l’apparence qui est l’esprit philosophique. Sans doute, cet esprit peut ensuite se détacher de sa source, et subsister en son propre nom, en dehors du domaine philosophique proprement dit, et s’appliquant tantôt à l’histoire, tantôt aux sciences, tantôt à la vie ; mais cet esprit philosophique existerait-il s’il n’y avait pas eu de philosophes, et subsisterait-il s’il n’y en avait plus ? C’est ce qui est en question.

Considérons maintenant l’intérêt de la science elle-même. Elle croit souvent, ou plutôt certains savants croient de l’intérêt de la science de supprimer les problèmes philosophiques, comme vagues, obscurs, indéterminés, échappant aux prises de la recherche scientifique proprement dite. Mais la science ne s’aperçoit pas qu’elle a à soutenir de son côté une lutte absolument semblable à celle de la philosophie, à savoir la lutte contre l’esprit pratique, industriel, positif de notre temps, qui est aussi opposé à l’esprit scientifique que l’esprit scientifique peut l’être à l’esprit philosophique. En un mot,