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le même conflit qui s’élève entre la science du déterminé ou science positive, et la science de l’indéterminé ou philosophie, le même conflit existe entre la science pure et la science appliquée, entre la théorie et la pratique. Le même goût du réel et du concret, qui porte souvent les savants à s’élever contre les philosophes, porte aussi les praticiens à s’élever contre les savants. À quoi sert la théorie pure ? Voilà le cri des hommes positifs, des hommes d’affaires, des industriels, des agriculteurs, etc. Sans doute, la science peut se défendre encore dans une certaine mesure en invoquant les services qu’elle rend à la pratique, comme la philosophie se défend aussi par les services rendus par elle en logique et en morale ; et c’est par là en effet que la science réussit à se rendre populaire. Mais que de recherches scientifiques qui n’ont aucune application pratique ! Et d’ailleurs ce n’est que pour le dehors et pour sa défense matérielle que la science invoque son utilité pratique. Au fond le savant ne reconnaît d’autre intérêt que celui de la science elle-même, l’intérêt de la vérité pure, de la vérité idéale. Mais au nom de quoi, dirai-je aux savants, pourriez-vous faire valoir cet intérêt spéculatif et idéal, si ce n’est au nom de la dignité de la pensée considérée en elle-même ? L’idée même de la science en tant que science a besoin d’être défendue par des principes supérieurs à la science elle-même. En un mot, c’est l’esprit philosophique qui anime et soutient l’esprit scientifique, de même que c’est l’esprit scientifique qui soutient et alimente l’esprit d’invention pratique. En minant la philosophie, la science se minerait elle-même.

Le même mouvement critique, qui de la science s’élève contre la philosophie, se manifeste dans la science elle-même. C’est ainsi que les mathématiques, qui sont la partie idéale de la science et qui autrefois passaient pour exercer légitimement une haute suprématie sur les autres sciences, sont menacées dans cette surintendance générale par les sciences purement expérimentales. Dans les sciences expérimentales, les conceptions théoriques, qui représentaient la part de la philosophie dans les sciences, sont menacées par l’expérimentation pure. Dans les sciences naturelles, les grandes théories philosophiques sont également pressées de très près par l’esprit empirique, qui ne recherche que l’accumulation des faits. Ainsi en toutes choses, le général est combattu et refoulé par l’esprit de spécialité. Les sciences ont donc de la peine à se défendre elles-mêmes contre l’envahissement d’un certain positivisme pratique ; à fortiori elles seraient impuissantes à défendre à elles seules l’esprit philosophique, si la philosophie proprement dite disparaissait. La chute de la philosophie entrainerait avec elle la chute de l’esprit philoso-