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JANET. — introduction a la science philosophique

phique, qui entraînerait à son tour la chute de l’esprit spéculatif, l’abandon des mathématiques transcendantes, des hautes spéculations physiques et biologiques, et enfin de l’esprit scientifique lui-même, de plus en plus envahi par la pratique. Le maintien de la philosophie est donc de l’intérêt commun de toutes les sciences. Elles ont assez à se défendre elles-mêmes, et n’ont pas besoin de prendre en main les affaires de la philosophie.

2o Notre seconde question était celle-ci : si la philosophie en tant que science distincte venait à disparaître et que cependant l’esprit philosophique continuât à subsister, ne ramènerait-il pas infailliblement avec lui, au bout d’un temps quelconque, la philosophie elle-même, la philosophie proprement dite, telle qu’elle a toujours existé ? Par exemple, supposons que, par suite de l’esprit critique et positif de notre temps, on supprime absolument toutes les spéculations philosophiques ; pour rendre sensible l’argument, mettons sur un bûcher, comme l’a fait Omar à Alexandrie, tous les écrits philosophiques depuis Thalès jusqu’à nos jours, et supposons toutefois qu’il reste encore l’esprit philosophique tel que l’entend M. Renan, dis que cet esprit philosophique recommencera ce qu’il a fait à l’origine, et ne se bornera pas aux problèmes spéciaux des différentes sciences. Il remontera plus haut ; il s’élèvera jusqu’à la nature de la pensée, jusqu’à l’origine de l’univers, jusqu’aux lois de la société humaine en général ; il refera une philosophie première, une psychologie, une logique, une morale, en un mot toute une philosophie. Il recommencera toutes les grandes hypothèses de l’histoire. En un mot, il reproduira tout ce qui aurait été détruit. Serait-ce bien la peine d’avoir tout détruit pour tout recommencer ?

Ainsi la philosophie est liée à l’esprit philosophique. Elle en est la conséquence ou le principe. Elle l’engendre ou elle en est engendrée. C’est comme si l’on disait que ce qu’il y a d’intéressant dans une belle personne, c’est la beauté, mais que les muscles, les os, la chair ne sont rien, comme s’il pouvait y avoir beauté sans un corps réel. La définition précédente place très haut la philosophie ; mais elle lui refuse un corps réel ; elle lui ôte toute substance, et ne conserve d’elle que l’empreinte et le reflet. La doctrine d’une philosophie qui ne serait qu’un assaisonnement sans être un aliment, est donc une vue incomplète et superficielle, et lorsqu’on la presse elle nous ramène en définitive à la doctrine reçue.

On pourrait sans doute donner plus de corps à la définition précédente, en disant que la philosophie, considérée comme synthèse des sciences, n’est pas seulement un assaisonnement et ne se réduit pas au pur esprit philosophique. Elle aurait une vraie substance,