Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXV, 1888.djvu/597

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
587
JANET. — introduction a la science philosophique

mation des espèces. Même dans les mathématiques, il y a une part d’imagination, et d’Alembert disait qu’il faut autant d’imagination pour être géomètre que pour être poète. De plus, c’est une erreur de représenter le savant comme un être impersonnel, entièrement confondu avec la vérité objective. Au contraire, chaque savant a son génie propre, chaque géomètre a son style. Donc l’art n’exclut pas la science. Que la part de l’imagination soit plus grande en philosophie, parce que la part de l’hypothèse est plus grande, cela se comprend ; mais l’hypothèse, c’est encore la science ; elle est assujettie à des conditions scientifiques. Au fond il y a sur ce point parité entre la philosophie et les sciences ; et elle peut être une œuvre d’art sans cesser d’être une œuvre de science.

La vraie question est de savoir si les hypothèses philosophiques sont des fictions libres : ce qui est le propre de l’art. Ne sont-elles faites que pour charmer l’esprit, comme les poèmes et les romans, on les appellera alors belles, jolies, ingénieuses : il sera indifférent qu’elles soient vraies ou fausses. Au contraire sont-ce des conceptions rationnelles, ayant pour objet l’explication des choses ? À ce titre, on les appellera vraies, probables, douteuses, erronées. Elles pourront être belles aussi ; mais ce sera alors une qualité accessoire, qui d’ailleurs ne manque même pas aux vérités scientifiques les mieux démontrées. N’entendez-vous pas les géomètres parler du beau théorème de celui-ci et de l’élégante démonstration de celui-là ? La science n’exclut donc pas l’art ; et la beauté n’exclut pas la vérité. Or, ce qui prouve que les hypothèses ont rapport à la vérité, et non pas seulement à la beauté, c’est qu’on les discute, c’est qu’elles donnent leurs raisons, c’est qu’elles se contredisent et se combattent les unes les autres. Sans doute l’hypothèse n’est pas une vérité certaine ; autrement, ce ne serait pas une hypothèse ; mais c’est une vérité cherchée, anticipée, supposée, qui devra être ultérieurement démontrée, ou tout au moins qui devra servir à satisfaire l’esprit en établissant un certain ordre entre les phénomènes, et en expliquant au moins quelques-uns d’entre eux. S’il ne s’agissait que de fictions libres, que servirait-il de chercher à démontrer ou à réfuter une hypothèse ? Qu’elle soit belle et agréable, serait tout ce qu’il faudrait. Il y a sans doute des degrés dans l’hypothèse : l’hypothèse de la métempsycose ou de l’âme des plantes ne sont pas loin d’être de pures créations de l’imagination. Mais en quoi l’hypothèse du mécanisme ou du dynamisme, du vitalisme ou de l’animisme, de la sensation transformée, de l’idéalisme transcendantal, en quoi, dis-je, de telles hypothèses diffèrent-elles, sauf pour le degré de précision,