Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXV, 1888.djvu/602

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
592
revue philosophique

de la géométrie des aveugles, de même que celles de la géométrie des voyants, se réduisent donc quant à leurs formes, quant à l’ordre de leurs parties, quant à tout ce qui les constitue enfin, à un ensemble de rapports abstraits, c’est-à-dire à l’algèbre, et par conséquent ont identiquement même contenu, même essence que les précédentes, et constituent avec elles une seule et même géométrie, puisque la géométrie c’est l’algèbre même, et que l’algèbre n’est pas double. On voit par là que rien n’autorise à se fonder sur l’identité de la géométrie des aveugles avec la nôtre pour affirmer l’identité des figures qu’ils se représentent avec celles que nous nous représentons.

Mais on peut aller plus loin. Sans doute, il serait excessif de vouloir prouver la diversité des formes géométriques que prennent les corps chez les voyants et chez les aveugles précisément par l’unité de la géométrie que nous supposions tout à l’heure pouvoir être alléguée comme établissant le contraire ; et pourtant, si l’on veut bien réfléchir à cette identité fondamentale de la géométrie et de l’algèbre dont nous parlions il n’y a qu’un instant ; si l’on veut bien se pénétrer de cette vérité qu’elles sont une seule et même science, et que toute la différence qui existe entre elles tient à ce que l’algèbre n’a rapport qu’à l’entendement pur, tandis que la géométrie a rapport aux sens en même temps qu’à l’entendement ; si l’on comprend bien par conséquent que les figures de la géométrie ne sont que des symboles sensibles d’équations algébriques, et comme la traduction dans le langage de notre sensibilité des formules purement abstraites de l’algèbre, on n’aura pas de peine, croyons-nous, à admettre que la géométrie, dans sa forme sensible, c’est-à-dire dans les figures auxquelles s’appliquent les propositions qui la constituent, est contingente, variable, relative à nos organes, et susceptible par conséquent de se modifier si nos organes étaient différents.

Que pourrait-on objecter à cela ? Que nous voyons bien, quand un aveugle démontre un théorème de géométrie, qu’il le fait sur les mêmes figures que nous ; que ses lignes droites, ses angles, ses circonférences ont identiquement même configuration que les nôtres, sauf qu’on a été obligé de leur donner un certain relief pour les rendre tangibles ? Ce serait méconnaître cette vérité pourtant évidente par elle-même, que tout ce qui entre dans notre représentation prend nécessairement, et par cela même, les formes d’espace que la loi de cette représentation lui impose ; que par conséquent nous ne pouvons nous représenter l’aveugle autrement qu’opérant sur nos lignes droites, sur nos angles, sur nos circonférences à nous ; mais que, si les figures sur lesquelles nous voyons un aveugle