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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

démontrer un théorème de géométrie se composent par rapport à nous de telle manière déterminée et particulière, rien ne nous autorise à affirmer que, sous les organes, et dans la pensée de l’aveugle, elles se composent de la même manière.

Que pourrait-on objecter encore ? Que l’on doit nécessairement attribuer à l’espace des aveugles comme à celui des voyants la continuité et les trois dimensions, et que la continuité avec les trois dimensions étant l’espace même, deux espaces qui se ressemblent par ces deux propriétés sont nécessairement un seul et même espace. À cela nous répondrions : non, la continuité et les trois dimensions n’épuisent pas l’idée que nous avons de l’espace ; il y faut joindre la figure. C’est une erreur de croire que nous puissions, nous représenter l’étendue indépendamment de la figure qui la limite, la réduisant ainsi à la pure et simple extension en longueur, largeur et profondeur. Descartes, et tous les philosophes après lui, ont considéré la figure comme un simple mode de l’étendue, et l’étendue, par conséquent, comme logiquement antérieure à la figure : ils ont eu tort. L’étendue n’est pas plus l’extension sans la figure que la figure sans l’extension. Extension et figure sont deux termes inséparables l’un de l’autre, sauf pour l’abstraction purement intellectuelle, et l’étendue est l’union intime, la synthèse des deux.

Voilà quelle serait notre réponse, mais cette réponse, il faut la justifier. La chose n’est pas bien difficile. Tout le monde accorde que l’espace n’a point d’existence absolue, et n’est rien indépendamment des corps. Il suit de là que se représenter l’espace, c’est se représenter des corps, puisque, si l’espace était représentable sans les corps, il pourrait être réalisé en lui-même et en dehors d’eux, ce qui n’est pas. Mais l’idée de corps entraîne l’idée de limites donc c’est une illusion pure de s’imaginer qu’on puisse se représenter l’espace sans le délimiter en quelque manière, c’est-à-dire sans y tracer des figures ; et par conséquent la représentation de quelque figure fait partie intégrante de l’idée d’espace. L’expérience du reste confirme ce raisonnement, et montre bien que là où la possibilité de tracer des figures disparaît, l’extension même disparaît avec elle, de sorte que l’idée de l’étendue s’évanouit tout entière. On doit se rappeler en effet que le jeune Quélen, qui reçoit des impressions lumineuses, mais des impressions trop faibles pour pouvoir être délimitées en aucune manière, ne peut pas plus leur attribuer le caractère extensif qu’il ne l’attribue aux sons, et localise ces sensations dans l’espace tout justement comme il localise les sons[1]. Il est donc bien certain

  1. Voir l’article précédent, avril 1888.