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que là où manque l’idée du contour ou de la figure, l’idée de l’étendue n’existe absolument pas.

Cela étant, la difficulté que nous indiquions tout à l’heure se trouve levée. Si la simple extension en longueur, largeur et profondeur, ou ce qui revient au même, si la continuité avec les trois dimensions n’est pas tout l’espace, ou même n’est pas l’espace du tout ; si l’étendue c’est la synthèse de l’extension et de la figure, il devient fort aisé de comprendre comment, nous ne disons pas plusieurs figures, mais plusieurs systèmes de figures, constitués chacun suivant une loi propre, peuvent donner lieu à autant de formes d’espace très différentes, et même radicalement hétérogènes les unes aux autres, bien que toutes ces formes d’espace aient en commun la continuité avec les trois dimensions[1].

L’importance de la question que nous venons de traiter ainsi, d’une manière en quelque sorte incidente, est extrême, car au fond, la seule chose qui ait empêché jusqu’ici les philosophes de songer sérieusement à la dualité possible des formes de l’espace chez les voyants et chez les aveugles, ce qui peut-être en empêchera plusieurs de reconnaître cette dualité, c’est l’identification que l’on établit très généralement, sans songer même à en suspecter la valeur, entre l’idée d’espace et celle de la pure et simple extension en longueur, largeur et profondeur. Il est en effet certain que, si l’espace n’est que cela, l’idée d’espace est la même chez tous les hommes ; et en même temps on ne conçoit plus que, dans l’espace ainsi entendu, les sens et l’imagination construisent, chez les voyants d’une part, et chez les aveugles de l’autre, deux séries de figures totalement irréductibles entre elles ; car, quelle est donc la figure que l’imagination d’un autre pourrait tracer dans le vide absolu de la pure et simple extension, et que la mienne serait impuissante à suivre ? La question de la distinction de l’espace d’avec la pure et simple extension a donc pour nous un grand intérêt, vu le problème particulier que nous traitons. Et d’autre part, si les raisons d’ordre expérimental et autres que nous avons données pour établir notre solution de ce problème doivent être acceptées, la légitimité de cette distinction

  1. C’est pour cela qu’au début de notre travail, nous avons admis sans discussion que l’existence de deux séries hétérogènes de figures d’espace implique, chez les voyants et chez les aveugles, deux idées radicalement différentes de l’espace lui-même. Cette identification des deux problèmes était alors sans inconvénient, puisque tous nos efforts ne tendaient qu’à démontrer l’hétérogénéité des deux séries de figures, sans aucune considération relativement à la nature de l’espace ; mais comme maintenant nous allons avoir à nous occuper de l’espace lui-même, nous devions montrer qu’une pluralité de séries de figures d’espace entraîne une pluralité d’idées et de représentations de l’espace.