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quant à M. Spencer lui-même, est-il bien sûr que son réalisme le mette complètement à couvert de la difficulté dont il s’agit ? Il en serait ainsi si ce réalisme pouvait être absolu et sans restriction, mais cela n’est pas. Il est en effet certain que, si nos sensations pouvaient n’être que les copies exactes des phénomènes extérieurs supposés existant par soi, le fait que ces phénomènes sont constitués suivant des lois nécessaires n’entraînerait pas la conséquence que nos représentations elles-mêmes sont constituées d’après des conditions a priori, et il n’y aurait pas lieu de reconnaître dans l’esprit d’autres nécessités de penser que celles que peut engendrer la loi d’association dispensable. Mais du moment qu’au contraire on admet, comme le fait M. Spencer, la réalité et la subjectivité de la connaissance sensible, on n’est plus en droit de recourir à l’hypothèse de lois absolues gouvernant la chose en soi inconnaissable, pour expliquer l’existence des rapports nécessaires que présentent les phénomènes extérieurs par lesquels cette chose en soi se manifeste à nous. Voici la raison de cette différence.

On se rappelle que M. Spencer, pour mieux faire entendre la nature du réalisme transfiguré, qui est sa doctrine, a proposé comme symbole de la relation qui doit exister d’après lui entre les choses en soi et les représentations qui leur correspondent en nous, la relation existant entre un cube et la projection de ce cube sur la surface d’un cylindre[1]. Pour prouver la justesse de sa comparaison, M. Spencer ajoutait que l’image obtenue par cette projection ne ressemble en rien à celle du cube lui-même, et que, bien qu’il y ait une correspondance exacte entre les variations de position du cube et celles de l’image, celles-ci sont nécessairement beaucoup plus compliquées

    hors de cause. Le lecteur assurément ne s’y méprendra pas. Sans doute il peut exister dans notre esprit des nécessités de penser engendrées par une expérience répétée, desquelles il serait injuste de dire qu’elles constituent des conditions a priori de notre représentation ; mais ce n’est pas de ce genre de lois de la pensée qu’il s’agit en ce moment. Ce que nous voulons dire, c’est que, aux yeux de Bain et de Stuart Mill, la sensation et le phénomène extérieur ne faisant qu’un, si l’on attribue au phénomène extérieur une nature absolue et des propriétés essentiellement constitutives, on n’a pas le droit de refuser à la sensation, et par conséquent à l’esprit, cette même nature et ces mêmes propriétés. Par exemple, si l’on admet qu’un volume de vapeur d’eau est toujours formé par la synthèse de deux volumes d’hydrogène et un d’oxygène, ni plus, ni moins, ni autrement ; si l’on admet qu’une surface d’un mètre carré comprend nécessairement et tout juste cent décimètres carrés, et ainsi du reste, comme ce volume d’eau et ce mètre carré sont des sensations en même temps que des choses extérieures, tout ce que l’on y reconnaît d’absolu et de nécessaire est le fait de la sensation, et par conséquent le fait de l’esprit. Voilà ce que nous disons, et l’on doit bien voir que la loi d’association et ses effets sur notre mode de penser sont totalement en dehors de la question.

  1. Principes de psychologie, t.  II, p. 516 de la traduction française.