Page:Revue scientifique (Revue rose), série 4, année 39, tome 17, 1902.djvu/687

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j’ai données en présentant le travail de M. Vignon. Mais ma note ayant été refusée par le secrétaire perpétuel en fonction ce jour-là, il se trouve que j’ai parlé, pris part officiellement au débat sur le linceul, sans qu’il y ait nulle part une pièce écrite à laquelle je puisse me référer pour dire de quoi j’accepte ou renie la responsabilité. On a beau jeu dans ces conditions à embrouiller les choses. Je veux donc résumer rapidement ce que j’ai dit à l’Académie et y ajouter quelques remarques qui préciseront ma situation et mon attitude dans le débat, remarques que je ne pouvais faire à l’Académie parce qu’elles n’y eussent point été à leur place.

Je passe sur un court exorde fait pour avertir que les considérations historiques, artistiques et archéologiques par lesquelles je devais commencer mon exposé, pour déplacées qu’elles pussent paraître dans l’enceinte de l’Académie des sciences, n’en étaient pas moins nécessaires et conduiraient finalement à des faits scientifiques concernant la physique, la chimie et la physiologie ; je passe sur la description du linceul tel qu’on le comprenait en 1898, et je continue en reproduisant la note même que je destinais aux Comptes rendus.

« Jusqu’ici, il ne s’agit là que d’une relique qui, au point de vue scientifique, ne saurait nous intéresser. Mais, en 1898, à l’occasion de l’exposition centennale de l’art sacré à Turin, le linceul fut photographié, avec de sérieuses garanties, et l’on constata deux faits curieux qui ont posé le problème scientifique dont il est ici question : 1o l’image du linceul est un négatif, c’est-à-dire que les parties en relief sont foncées et inversement ; 2o le négatif de cette image, en devenant positif par rapport à l’objet représenté, prend une netteté inattendue et fait apparaître une perfection anatomique et un caractère esthétique que rien auparavant ne laissait soupçonner. Le corps prend un modelé très juste, et la tête, plutôt choquante sur la reproduction réelle du linceul, devient, après ce renversement des ombres et des lumières, si admirable au point de vue expressif que, de l’avis de peintres faisant autorité, aucune des têtes de Christ des artistes de la Renaissance ne lui est supérieure. Les représentations que je mets sous vos yeux vous permettent d’en juger.

« La question se pose donc de savoir comment cette image a pu être faite.

« La première idée qui se présente à l’esprit, c’est que l’image du linceul n’est pas, comme on l’admettait, une empreinte, qui n’eût pu donner qu’une grossière représentation de la forme générale, mais qu’elle est une peinture faite pour un but de pieuse fraude. Mais quand on l’examine avec soin, on voit que cette hypothèse doit être repoussée pour les raisons suivantes.

« 1o Le linceul étant authentique depuis le XIVe siècle, il faudrait, si l’image était une peinture due à un faussaire, qu’il eût existé à cette époque un artiste capable de faire une œuvre à peine à la portée des plus grands peintres de la Renaissance, et que cet artiste fût resté inconnu.

« Cela est déjà bien difficile à admettre pour l’image peinte en positif. Cela devient tout à fait incroyable si l’on songe qu’elle est peinte en négatif, qu’elle n’a aucun caractère esthétique sous cette forme, qu’elle ne prend sa valeur que lorsqu’on renverse les ombres en lumières et les lumières en ombres, et en respectant rigoureusement leurs plans et leurs valeurs, chose presque impossible autrement que par la photographie, inconnue au XIVe siècle ; il eût donc fallu que le faussaire, en peignant en négatif, eût su placer les clairs et les ombres de manière à ce qu’après renversement ils eussent donné la figure qu’il attribuait au Christ ; et cela avec une précision parfaite, car on sait combien peu il suffit de modifier une belle tête pour en faire une caricature, surtout quand sa beauté est due à l’expression. »

Et j’ajoute ici cet argument dont on sentira tout le poids si on veut bien se donner la peine d’y réfléchir : Pourquoi ce faussaire se fût-il préoccupé de réaliser une beauté qu’on ne voyait pas sur son œuvre et qu’on ne pourrait voir qu’après un renversement qui n’est devenu possible que plus tard ? Il travaillait pour ses contemporains et non pour le XXe siècle et l’Académie des sciences.

« L’idée que l’image aurait pu être peinte en positif et aurait viré au négatif, comme il en a été pour certaines peintures sur toile ou certaines fresques, est contredite, entre autres, par le fait que l’image est monochrome et n’a pu, par conséquent, subir deux modifications inverses des clairs en ombres et des ombres en clairs.

« 2o L’image résulte d’une juxtaposition de teintes dégradées, sans une ligne arrêtée, sans un trait d’esquisse, à la manière d’une photographie mal au point, procédé absolument étranger aux conceptions artistiques du XIVe siècle.

« 3o L’image est d’un réalisme extrême, impeccable, sans une défaillance, sans un oubli : elle ne tient qu’imparfaitement compte de la tradition, ne cède rien à la schématisation, rien à la convention, caractères qui ne se retrouvent dans aucune des productions iconographiques de cette époque, ni à un degré aussi absolu, dans celles d’aucune époque. »

Je rappelle ici pour abréger sans m’astreindre à reproduire exactement ma note :

a) Les gouttes de sang, qui ne sont point en larmes bataviques s’écoulant immédiatement de la blessure, en particulier celle du front, d’un réalisme si frappant, celles de l’avant-bras, séparées par un intervalle de la plaie du poignet.

b) Les marques de la flagellation, en haltère, telles que pouvait les faire un flagrum à lanières armées de petites masses lourdes et dures de même forme, analogues à celles qu’on possède dans certains musées archéologiques. Il serait curieux de savoir si les gens du XIVe siècle connaissaient cette structure du flagrum ; et s’ils ne la