Page:Revue scientifique (Revue rose), série 4, année 39, tome 17, 1902.djvu/688

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connaissaient pas, il y a là une preuve de plus. Et la convergence de ces marques, descendantes sur le dos, transversales sur les cuisses, ascendantes sur les mollets, vers un point où pouvait être la main du bourreau ! Un faussaire ne songe pas à tout cela. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à examiner les tableaux de l’époque, dont les auteurs cependant avaient un égal souci de représenter la vérité.

c) Les fesses, et peut-être la région génitale, nues, ce qui eût été considéré comme une haute inconvenance. L’évêque ou le prieur qui eût commandé le linceul à l’artiste, moine ou laïque, n’eût pas manqué d’exiger qu’il ajoutât le perisoma entourant le bassin ; car il faut se placer à l’époque où eût été faite la fraude : le linceul destiné à échauffer le zèle des fidèles ne devait pas en même temps choquer leur sentiments, les scandaliser. La chose est si vraie que, sur certaines copies, le perisoma a été rajouté.

d) Les mains percées au carpe et non au métacarpe, conformément aux nécessités anatomiques et contrairement à la tradition.

e) La plaie au flanc gauche et non à droite, par suite du retournement de l’image.

f) Le caractère du dégradé, exactement conforme à ce qui résulterait du mode de formation que j’invoquerai plus loin et fort différent de ce à quoi un artiste eût songé, etc., etc.

« De ces raisons et de bien d’autres, que ce n’est pas ici le lieu de détailler, résulte la conviction que l’image du linceul n’est pas une peinture faite par la main d’un homme, mais qu’elle a été obtenue par un phénomène physico-chimique. Et la question scientifique qui se pose est celle-ci : Comment un cadavre peut-il donner sur le linceul qui le recouvre une image reproduisant ses formes avec le détail des traits du visage ?

« L’idée d’une empreinte par contact du corps souillé, par exemple, de sueur ou de sang, ou artificiellement d’une substance colorante doit être rejetée, car un pareil procédé ne donne qu’une image grossière, sans valeur esthétique et très déformée par suite de l’étalement dans un plan de l’étoffe, qui a dû épouser les sinuosités pour recevoir l’empreinte des parties creuses. Voici des images obtenues par M. Vignon au moyen de ce procédé. On y voit les effets de la déformation : le visage est élargi, les yeux sont abaissés, etc.

« Un examen attentif de l’image du linceul permet de reconnaître la loi de sa formation. La voici : l’image est une projection à peu près orthogonale, un peu diffuse, et l’intensité de la teinte en chaque point varie en sens inverse de la distance de ce point au point du cadavre correspondant ; cette intensité décroît très rapidement à mesure que la distance augmente et devient nulle quand celle-ci atteint quelques centimètres.

« Le problème devient dès lors celui-ci : Quelles radiations ou quelles substances impressionnantes peuvent émaner d’un cadavre, suivant les conditions de cette loi ? Comment le linceul ou les substances dont il pouvait être imprégné ont-ils pu recevoir et fixer l’impression ?

« M. Vignon a été mis sur la voie de la solution du problème par une expérience de M. Colson et que celui-ci lui a communiquée. Une lame de zinc décapée, placée à l’obscurité, en face d’une plaque photographique, impressionne celle-ci et la voile : le zinc émet à froid des vapeurs qui se fixent sur la plaque ; sous l’influence du révélateur, il s’oxyde et met en liberté de l’hydrogène qui réduit l’argent. Une lame non décapée, rayée de stries, donne l’image de ces stries. M. Vignon a poussé plus loin l’expérience et constaté qu’une médaille saupoudrée de fine limaille de zinc donne une image négative ayant les principaux caractères de celle du linceul.

« Mais sur le cadavre, il n’y a pas de zinc ; et le linceul n’est pas une plaque photographique. Qu’est-ce qui, dans les conditions possibles du cadavre enseveli, a pu remplacer le zinc et la plaque ?

« La comparaison des données physiologiques, chimiques et archéologiques a fait naître l’hypothèse suivante : une étoffe imprégnée d’une émulsion d’aloès dans l’huile d’olive contient une mince couche d’aloétine qui brunit sous l’action des vapeurs alcalines ; et ces vapeurs alcalines pouvaient provenir de la fermentation en carbonate d’ammoniaque de l’urée abondante dans la sueur fébrile émise par le corps pendant le supplice. L’hypothèse a été aussitôt corroborée par l’expérience suivante : nous avons ganté une main de statue d’un gant de peau de Suède, imbibé ce gant d’une solution faible de carbonate d’ammoniaque ou simplement d’urine, tendu au-dessus un linge imbibé d’une émulsion huileuse d’aloès, et, le lendemain, est apparue sur le linge une image de la main présentant tous les principaux caractères de celle du linceul. La voici.

« Je considère comme hautement suggestif et comme témoignant du caractère scientifique de cette recherche, que le problème du linceul ait conduit à la découverte de deux procédés nouveaux de formation d’images, l’une à peine entrevue, l’autre entièrement inconnue jusqu’ici.

« Ainsi l’idée de M. Vignon, à laquelle je souscris entièrement, est que le cadavre du supplicié a été déposé sur le linceul, dont une moitié a été rabattue sur lui ; que ce cadavre était recouvert d’une sueur fébrile riche en urée ; que l’urée a fermenté en carbonate d’ammoniaque, lequel a émis, en atmosphère calme, des vapeurs de plus en plus diluées à mesure qu’elles étaient plus éloignées de la surface émissive ; que le linceul était enduit d’une émulsion d’aloès qui a bruni sous l’influence des vapeurs alcalines, et donné une teinte d’autant plus intense que cette surface était plus voisine de lui ; d’où l’image négative, avec les caractères que j’ai décrits plus hauts.