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M. PIERRE TERMIER. — L’ATLANTIDE

franchir les Colonnes d’Hercule et à cingler vers les mers occidentales, ils sont bientôt arrêtés par une telle abondance d’écueils, débris des terres englouties, que la peur les prend, et qu’ils fuient ces parages maudits, sur lesquels semble planer une malédiction divine.

Dans un autre dialogue, intitulé Critias ou De l’Atlantide, et qui est comme la suite du Timée, Platon se laisse aller à nous décrire l’île fameuse. C’est encore Critias qui parle ; Timée, Socrate et Hermocrate l’écoutent. « Selon la tradition égyptienne, — dit-il — une guerre générP.ale s’éleva, il y a neuf mille ans, entre les peuples qui sont en deçà des Colonnes d’Hercule et les peuples venant d’au-delà. D’un côté, c’était Athènes ; de l’autre, les rois de l’Atlantide. Nous avons dit déjà que cette île était plus grande que l’Asie et l’Afrique, mais qu’elle a été submergée à la suite d’un tremblement de terre, et qu’à sa place on ne rencontre plus qu’un sable qui arrête les navigateurs et rend la mer impraticable ». Et Critias nous développe la tradition égyptienne sur l’origine fabuleuse de l’Atlantide, échue en partage à Neptune et dans laquelle ce dieu a placé les dix enfants qu’il eut d’une mortelle. Puis il décrit le berceau de la race atlante : une plaine située près de la mer, et s’ouvrant dans la partie médiane de l’île ; et la plus fertile des plaines ; autour d’elle, un cercle de montagnes s’étendant jusqu’à la mer, cercle ouvert au midi et protégeant la plaine contre les souffles glacés du nord ; dans ces montagnes superbes, de nombreux villages, riches et populeux ; dans la plaine, une ville magnifique, dont les palais et les temples sont construits en pierres de trois couleurs, blanches, noires et rouges, tirées des flancs mêmes de l’île ; çà et là, des mines produisant tous les métaux utiles à l’homme ; enfin, les bords de l’île, coupés à pic et dominant de haut la mer tumultueuse[1]. On peut sourire en lisant l’histoire de Neptune et de ses fécondes amours ; mais la description, géographique de l’île n’est pas de celles dont on plaisante et qu’on oublie. Elle va si bien, cette description, avec ce que nous imaginerions aujourd’hui d’une grande terre, émergée dans la région des Açores, et jouissant de l’éternel printemps qui est l’apanage de ces îles ; terre formée d’un socle de roches anciennes supportant, avec quelques lambeaux de terrains calcaires de couleur blanche, des montagnes volcaniques éteintes et des coulées de laves, noires ou rouges, depuis longtemps refroidies.

Telle est l’Atlantide de Platon ; et telle est, d’après le grand philosophe, l’histoire de cette île, histoire fabuleuse dans ses origines, comme la plupart des histoires, extrêmement précise et hautement vraisemblable dans les détails de sa terminaison tragique. C’est là, d’ailleurs, tout ce que l’antiquité nous apprend : car les récits de Théopompe et de Marcellus, beaucoup plus vagues que celui de Platon, ne sont intéressants que par l’impression qu’ils nous laissent de l’extrême diffusion de la légende parmi les peuples des rives méditerranéennes. En somme, jusque très près de notre ère, on a beaucoup cru, tout autour de la Méditerranée, à l’antique invasion des Atlantes, venus d’une grande île ou d’un continent, venus en tout cas d’au-delà des Colonnes d’Hercule, invasion brusquement arrêtée par la submersion, instantanée ou tout au moins très rapide, du pays d’où sortaient ces envahisseurs.

Voyons maintenant ce que dit la science, touchant la possibilité ou la probabilité d’un semblable effondrement, si récent, si brusque, si étendu en surface et si colossal en profondeur. Mais il faut au préalable rappeler les données de la Géographie sur la région de l’océan Atlantique où le phénomène aurait dû se produire.

Pour un navire marchant droit vers l’ouest, la largeur de l’océan Atlantique, par le travers du détroit de Gibraltar, est d’environ 6 400 kilomètres. Un tel navire aboutirait à la côte américaine dans les parages du cap Hatteras ; il n’aurait, dans son voyage, rencontré aucune terre. Il serait passé, sans les voir, entre Madère et les Açores ; et il aurait laissé les Bermudes trop loin dans le sud pour que ces îles coralliennes, très petites et très basses, eussent, aux yeux de son équipage, émergé de l’horizon marin. Ses passagers n’auraient rien soupçonné du relief des fonds océaniques, si tourmenté pourtant ; et aucun des mystères de la mer Ténébreuse ne se serait dressé devant eux.

Mais il eût suffi au navire d’allonger un peu sa route, de se détourner d’abord vers le sud-ouest, puis vers le nord-ouest, puis encore vers le sud-ouest, pour reconnaître successivement Madère, les Açores les plus méridionales, enfin les Bermudes. Et si les voyageurs, que nous supposons embarqués sur notre esquif, avaient possédé un matériel perfectionné de sondage, et avaient su s’en servir, ils auraient constaté, non sans surprise, que les profondeurs marines, au-dessus desquelles ils passaient, sont étrangement inégales. Très près de Gibraltar, le fond descend à 4 000 mètres ; il se relève brusquement pour former le socle, très étroit, qui porte Madère ; il retombe à 5 000 mètres entre Madère et les Açores méridionales ; remonte à moins de 1 000 mètres au voisinage de ces dernières ; se tient longtemps entre 1 000 et 4 000, au sud et au sud-

  1. Œuvres de Platon, trad. par V. Cousin, t. XII, p. 247. Paris, chez Rey et Gravier.