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REVUE PHILOSOPHIQUE

farine détrempée s’il a faim, de l’eau claire et limpide s’il a soif. Les petits jardins n’irritent pas la faim, ils l’apaisent ; n’allument pas la soif, ils la calment. « Un peu de pain et d’eau, dit le maitre, et je lutterai de félicité avec Jupiter ! » Rien de tendu ni d’affecté ; à cette sagesse on arrive par des routes gazonnées et doux fleurantes, Aussi notre auteur, séduit un moment par ce tableau, cite-t-il Descartes pour condamner la morale trop sublime de Platon, oubliant que Descartes a plutôt en vue les paradoxes stoïciens. « Ils élèvent fort haut les vertus et les font paraître admirable par dessus toutes les choses qui sont au monde mais ils n’enseignent pas assez à les connaître. » La société qui fréquente les jardins est tout aussi séduisante que l’aménité hospitalière du maître. Voici d’abord Métrodore, le disciple favori, qui dans l’espace de vingt ans ne quitta son maitre que six mois pour un voyage à Lampsaque, sa ville natale, puis son frère Timocrate, qui devait plus tard, par une exception unique, se montrer hostile à la secte, et son beaufrère Idoménée ; Hermarque, qui devait succéder à Épicure dans la direction de l’école ; Pythoclès, sur qui le maître fondait les plus grandes espérances. L’auteur insiste avec raison sur le rôle des femmes dans l’institut épicurien ; leur présence donnait prise à la malignité, et les adversaires de la secte ne manquèrent pas de saisir un si beau prétexte à la médisance ou à la calomnie. Léontion, dit M. Wallace, semble avoir été pour Épicure ce que fut Aspasie pour Périclès. Est-ce une raison pour faire, de cette femme philosophe et écrivain, dont Pline l’Ancien décrit un portrait célèbre « dans l’attitude de la méditation », une vulgaire courtisane (Daughter of sin) ? Avec beaucoup de bon sens, l’auteur nous avertit « que, pour juger de ces hétaïres ou femmes émancipées, il ne faut pas les isoler du milieu où elles vécurent, car c’est à la lumière de l’histoire qu’il faut les étudier et non d’après des principes abstraits ou des considérations dérivées de ses propres idées morales. « Les idées des Grecs sur le mariage étaient fort sévères ; les femmes émancipées, exclues du rang des femmes honnêtes et respectées, reléguées dans le demi-monde, ne pouvaient reconquérir un rang qu’à force d’esprit, de savoir et de beauté. Des femmes, jeunes, belles, distinguées dans une école de philosophie, on ne pouvait manquer de crier au scandale ! C’étaient avec Léontion, Masmarion (ou Mammarion, d’après les manuscrits d’Herculanum), Hedia, Erotion, Nikidion, Boidion, Philænis… Une des vertus les plus recommandées par le maitre et les mieux pratiquées dans l’école, c’était l’amitié : on s’assemblait les jours de fête pour se réjouir en commun à peu de frais, et on avait pour Épicure une telle vénération qu’on se faisait des oracles de ses paroles et qu’on s’imposait la règle d’une sévère orthodoxie, Rien de plus curieux que ce qu’on pourrait appeler les lettres pastorales d’Épicure : M. Wallace les analyse avec beaucoup de soin, ainsi que le testament d’Épicure, et nous montre les disciples, après la mort du maître, recueillant avec vénération les textes sacrés, et, pleins d’enthousiasme, mettant au rang des dieux le destructeur des dieux, et se réunissant, à certains anniversaires, pour rendre à