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portée à la conscience. M. Wallace nous dit : « Un savant moderne objecterait que la chute des atomes présuppose l’attraction. Mais Épicure se contente d’observer la chute telle que l’expérience vulgaire la fait connaître ; il ne s’inquiète pas des causes d’un mouvement qu’il regarde comme naturel et primitif. » Ne pourrait-on pas admettre que la chute et la pesanteur ne sont que des expressions imparfaites destinées à traduire pour les sens la signification profonde du mot climamen ? L’auteur exagère peut-être une vérité incontestable quand il déclare plus loin que c’est la notion de force qui a manqué à l’épicurisme. Evidemment, l’atome n’est pas la monade, mais il à pourtant déjà quelques propriétés de la monade ; l’atomisme tend à devenir une monadologie populaire. « Notre expérience personnelle, dit M. Wallace, nous apprend que nous sommes assez souvent capables de changer brusquement la direction de notre activité, de dévier de la ligne où nous poussaient clairement nos motifs et de rompre, par une résolution nouvelle, avec une vieille habitude. » Rien de mieux ; mais, si ce commentaire est exact et nous révèle la vraie origine du clinamen, ne fait-il pas songer à la réponse que fait Leibnitz à ceux qui soutiennent que nous n’avons aucune idée de forces semblables aux monades ? Cela serait, dit-il, si nous n’avions pas une âme et si nous ne la connaissions pas. Ce n’est certes pas une raison pour confondre l’atomisme avec la monadologie ; mais cette théorie du clinamen, tant raillé, et, en apparence si puérile et si superficielle, est peut être ce qu’il y à de plus profond dans l’épicurisme. Le mouvement ne serait donc que le signe visible de l’invisible clinamen, comme nos actes ne sont que les signes de nos idées et de nos volitions. De même, on n’a pas assez remarqué qu’outre les atomes d’air, de feu, de souffle, l’âme renferme un élément innommé. L’auteur, dans une note, à raison de dire que cet élément innommé (qui d’ailleurs ouvre un vaste champ aux hypothèses) est peut-être quelque chose d’analogue à l’inconscient de Hartmann ou aux médiateurs plastiques de Cudworth. Tout étant expliqué par les atomes et la spontanéité, il s’ensuit que les dieux et les enfers ne sont que des créations continuées de notre ignorance et de nos folles terreurs. M. Wallace ne manque pas d’insister sur ce qu’il y a de darwinien dans l’histoire naturelle de la civilisation telle que la conçoivent les épicuriens ; l’origine de la vie, et celle du langage sont des théories merveilleusement traitées par Lucrèce. L’auteur insiste également sur cette sorte de passion et de sombre enthousiasme que met l’épicurisme à ruiner toutes nos espérances d’immortalité : ni l’avenir ni le passé n’ont pour eux de mystère, et c’est une ressemblance de plus avec les religions.

Le souverain bien doit donc être entièrement réalisé ici-bas : le sage est un dieu mortel. L’auteur distingue l’ « indolentia » épicurienne de l’eudémonisme péripatéticien : Aristote soutient que le bonheur est le but de la vie humaine ; mais sa profonde analyse du plaisir comme complément de acte le met bien au-dessus du cyrénaïsme et de