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REVUE PHILOSOPHIQUE

d’une sévère raison : c’est que l’idée de force manquait aux épicuriens ; la force, c’est l’invisible, l’interne, le fait primitif et irréductible auquel il faut toujours recourir pour rendre compte de ce qui se voit, se déploie dans les conditions extérieures de l’existence, dérive et découle d’une source profonde et méthaphysique. Dans la molécule, douée de spontanéité et de mouvement, il faut considérer surtout non son apparence extérieure, perçue et imaginée, mais ses pouvoirs internes, et, comme Leibnitz le dit de ses monades, « legem seriei, operationum suarum, » Le clinamen serait donc un progrès, et Cicéron se montrerait fort injuste envers Epicure lorsqu’il dit « que tout ce qu’il a de bon en physique il l’emprunte à Démocrite et que ce qu’il modifie il le gâte ». M. Wallace nous dit que « le réel progrès de l’atomisme moderne, considéré dans les spéculations de Kant et de Boscovich, consiste dans la substitution d’unités de forces aux points étendus, » Leibnitz transforme radicalement la théorie en substituant non seulement la monade à l’atome, mais l’accord interne aux relations purement extérieures : on pourrait peut-être dire que le clinamen reste seul et devient l’énergie, toute passivité étant éliminée, puisque la monade ne subit aucune influence étrangère et n’a pas « de fenêtres sur le dehors. » Épicure n’était rien moins qu’un métaphysicien, et il semble, lui aussi, s’être dit : « Physique, défie-toi de la métaphysique, » ce qui na pas porté bonheur à ses théories. Puisqu’il n’y a de réel que l’atome, l’espace n’est que la condition de la vision : le vide n’est rien. Quant au temps, il n’est qu’un fait de conscience généralisé ; il passe vite ou lentement selon que nos sensations et nos idées sont plus ou moins rapides. Si Epicure eût approfondi cette théorie, il serait le précurseur de Kant, mais il parait ne l’avoir que soupçonnée.

La théorie du monde et des dieux est fort connue : la loi fondamentale de l’univers, c’est l’absence de loi, le hasard ; l’attribut essentiel des dieux, c’est l’apathie ou l’indifférence. Il y en a pourtant, puisque nous en avons des pressentiments ou des préconceptions, surtout en songe ; mais bien fou qui les redoute ou qui les prie, puisque ces éternels éphèbes vivent heureux dans les intermondes, sans souci des affaires humaines. La théologie des épicuriens est, comme leur cosmologie entièrement fondée sur l’imagination : elle est anthropomorphique. On peut dire cependant, à leur avantage, qu’ils ne sont pas tombés dans ce paradoxe stoïcien qui consiste à mettre le sage au-dessus des dieux. Comme toute existence est corporelle, comme les préconceptions ne sont nullement des idées innées, mais simplement des résultats de l’exercice des sens, « des produits de l’observation, » il ne faut pas s’étonner si toute la métaphysique épicurienne est l’œuvre de l’imagination, non de la raison pure ou de la raison pratique. La géométrie elle-même, que Cicéron accusait Épicure de détruire et de renverser n’est plus la science rigoureuse des relations nécessaires de l’étendue, mais un ensemble de spéculations sur les données des sens ou sur les produits de l’imagination, Épicure eût applaudi à ces paroles