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REVUE PHILOSOPHIQUE

Mais est-elle l’entrée de sa philosophie en général ? Il est permis d’en douter. Le cycle de la pensée cartésienne n’est pas unique, comme on le croit d’ordinaire. On le décrit le plus souvent de la façon suivante : le doute méthodique : la première vérité certaine, ou le Cogito ergo sum ; le premier critérium de certitude ou l’évidence ; la première vérité en soi, ou l’existence de Dieu ; le second critérium de certitude, ou la perfection divine, garantie de l’évidence ; enfin les lois générales du monde des pensées et du monde de l’étendue. Mais cet enchaînement de pensées, en admettant qu’il représente exactement jusqu’au bout les articulations successives de la métaphysique cartésienne, a été, dans l’esprit de Descartes, précédé d’un autre cycle. En maint endroit de ses ouvrages, Descartes nous avertit que sa philosophie tout entière est issue de sa méthode. Or cette méthode, dont il conçut les procédés dès l’hiver de 1619, plusieurs années avant les méditations qui devaient le conduire au Cogito ergo sum, ne peut être présentée comme une conséquence de cette vérité, malgré la prescription capitale par laquelle elle débute de ne recevoir aucune chose pour vraie, qui ne paraisse évidemment être telle, et de ne rien comprendre en ses jugements que ce qui apparaît si clairement et si distinctement qu’on n’ait aucune raison de le mettre en doute. — Loin d’être l’origine, le Cogito ergo sum est un résultat de la méthode. Il est la conséquence de l’analyse appliquée aux données de la conscience, une suite de ce doute méthodique, si justement défini par M. Veitch, « l’examen réfléchi des faits et des possibilités de conscience. »

Mais quelle question suggère à Descartes un tel examen ? — Quand il l’entreprend, il a déjà réformé les mathématiques, et élargi, grâce au secours de l’intuition géométrique, le champ de l’analyse algébrique ; il a tiré directement de sa méthode les principes généraux de sa physique ; en un mot, il est en possession de la science positive. Sur la foi de l’évidence, il a construit une mathématique nouvelle et proclamé que les seuls éléments clairs et distincts de nos sensations, à savoir les formes géométriques et les mouvements, sont vrais dans le monde extérieur. Pourquoi ce doute d’une science déjà constituée ? C’est que cette clarté et cette distinction ne témoignent pas de la vérité objective des choses auxquelles elles nous paraissent attachées. En d’autres termes, et pour employer des expressions inconnues à Descartes, mais qui rendent exactement sa pensée, la science est vraie subjectivement, à la seule condition d’unir par des rapports clairs et distincts des notions claires et distinctes ; mais rien ne nous garantit encore que cette vérité toute subjective soit vraie objectivement, que les choses soient telles que nous les pensons. L’hypothèse du malin génie qui prendrait plaisir à nous tromper par une fausse évidence n’est que l’expression hyperbolique de la portée exclusivement objective du doute méthodique, On l’a déjà dit, non sans justesse, le doute de Descartes ne porte pas sur les idées, mais uniquement sur les jugements. Cette vue sera complète, si l’on ajoute que des jugements, ceux