Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
88
REVUE PHILOSOPHIQUE

suite le donc est inutile ; il a dit encore : « Je pense n’est pas une proposition simple, mais trois assertions distinctes : 1o quelque chose appelé moi existe ; 2o quelque chose appelé pensée existe ; 3o la pensée est le résultat de l’action du moi. » Or, de ces trois assertions, la seconde seule est indubitable ; la première et la troisième peuvent être révoquées en doute, — Tel n’est pas l’avis de M. Veitch. Le je suis n’est pas assumé, mais impliqué dans le je pense ; et la formule : Je pense, donc je suis, l’en extrait explicitement. Dès lors, on conçoit que le je pense puisse être développé et en quelque sorte détaillé en une variété d’expressions différentes, sans dépendre d’elles, — Le Cogito ergo sum ne renferme pas non plus trois assertions distinctes. Pour que Huxley eût raison, il faudrait que nous eussions séparément conscience du moi d’abord, de la pensée ensuite, et enfin de l’action du moi produisant la pensée. En fait, il n’en est rien. La conscience du moi n’est pas celle d’un moi vide ; la conscience de la pensée n’est pas celle de la pensée abstraite ; la conscience du moi est inséparable de la conscience d’un acte déterminé de pensée, et réciproquement la conscience de la pensée est inséparable de la conscience du moi. Il n’y a pas, dans l’acte primitif de la conscience, trois moments distincts, de telle sorte que nous puissions rapporter à l’action d’un moi, senti avant toute pensée, une pensée sentie en dehors du sentiment du moi,

Le Cogito ergo sum est donc une inférence immédiate. Le faire précéder d’une majeure sous-entendue, telle que « tout ce qui pense existe », c’est renverser l’ordre réel de la connaissance et supposer que l’universel est connu avant le particulier ; c’est s’enfermer dans un cercle infranchissable, car si je puis dire, avant d’affirmer ma conscience et mon existence : Je suis conscient que tout ce qui pense existe, la garantie même de la majeure universelle est l’affirmation particulière de la conscience que j’ai de sa vérité, dans un instant donné.

Ainsi la conscience et l’existence sont impliquées l’une dans l’autre, Mais quelle est au juste la pensée de Descartes sur cette liaison immédiate ? A-t-il voulu dire que mon existence est l’effet de ma conscience, et que la conscience est antérieure dans l’ordre de l’existence ? — Il faudrait pour cela que la conscience créât l’existence, ce qui n’a aucun sens et est contradictoire au Cogito ergo sum ; dans l’hypothèse, je devrais être conscient avant d’exister ; et être conscient, c’est exercer une fonction, c’est exister sous une forme définie. A-t-il voulu dire au contraire que ma conscience implique mon existence antérieurement à tout acte défini de la conscience ? — Pas davantage ; que serait en effet cette existence antérieure à la conscience, sinon quelque chose d’indéterminé, comme le moi absolu de Fichte, ou l’être abstrait de Hegel ? Or rien ne s’éloigne plus que cette conception de la teneur générale des pensées de Descartes. — Aurait-il identifié la conscience et l’existence ? — On pourrait le soutenir avec plus de vraisemblance. Pourtant ce n’est pas là, ce semble, encore la vraie pensée de Descartes. Le Cogito ergo sum n’eût eu alors qu’une portée logique ; il