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REVUE PHILOSOPHIQUE

apparaît pas comme identique à l’existence dans l’instant où elle nous apparaît, c’est-à-dire si le principe ne se surajoute pas à l’intuition, le Cogito ergo sum n’a d’autre valeur que celle d’un fait individuel et temporaire, et ne peut servir de point de départ à la philosophie. Il faut donc que le principe nous soit donné en même temps que le fait qui en est une application particulière et dont il est la garantie.

Ainsi « le trait essentiel de la philosophie de Descartes est l’affirmation de la spontanéité du premier acte de la connaissance, impliqué dans le Cogito ergo sum. Je suis conscient est pour moi le commencement et de la connaissance el de l’existence, Tout ce que je puis connaître au delà en dépend. C’est pour moi la révélation de l’être et le fondement de la connaissance. C’était établir la connaissance sur sa vraie base, l’expérience consciente dans une forme définie. Par là, Descartes a inauguré une méthode et un instrument de philosophie qui ne sauraient être abandonnés par les penseurs, sans se livrer aux divagations de l’abstraction et aux créations mythiques de la pensée pure, c’est-à-dire du raisonnement séparé de l’expérience. »

Mais nous ne sommes pas encore sortis du moi ? Le Cogito ergo sum nous permet-il d’en sortir ? La vérité de cette proposition s’impose par la clarté et la distinction irrésistibles dont elle est revêtue. Mais est-ce là un critérium universel de certitude qui nous permette de franchir les limites de notre pensée consciente, pour affirmer la réalité hors de nous de réalités différentes de nous ? M. Veitch fait remarquer avec raison que l’évidence est un critérium d’une application ambiguë. Doit-on dire : tout ce qui est clair et distinct est possible, ou bien : tout ce qui est clair et distinct est réel ? Avec la première formule, nous ne sortons pas de nous-mêmes ; en adoptant la seconde, nous sommes conduits à identifier la pensée et l’être. D’après M. Veitch, Descartes n’aurait pas suffisamment distingué ces deux sens de la vérité. C’est, ce nous semble, ne pas aller au fond de la pensée cartésienne, Pour s’en convaincre, il faut ne pas oublier la théorie cartésienne de la réalité du monde extérieur, dont M. Veitch a donné d’ailleurs un résumé exact. Pour Descartes, l’essence de la matière est l’étendue ; mais l’étendue ne nous garantit pas elle-même sa réalité, comme fait la conscience du moi ; nous pouvons en nier l’existence objective sans contradiction. L’étendue nous étant connue par son idée, le problème que le cartésianisme doit résoudre est de montrer que cette idée implique une réalité. On sait par quel circuit Descartes aboutit à cette conclusion. L’étendue est pour ma pensée chose claire et distincte ; j’ai une tendance naturelle à croire qu’elle est réelle, Elle doit l’être en effet ; autrement Dieu, Être souverainement parfait et bon, auteur de mon être, m’aurait donné des facultés trompeuses et aurait permis que je fusse induit par elles en erreur, ce qui implique contradiction. Donc les choses claires et distinctes, à la réalité desquelles je crois, sont réelles. — La distinction de la possibilité et de la réalité des choses claires et distinctes nous paraît nettement marquée dans le