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ANALYSES. — J. VEITCH. The Method of Descartes.

système. Avant de nous apparaître comme réelles, ces choses claires et distinctes nous apparaissent d’abord comme possibles. L’absence de contradiction intime est en elles la condition de la possibilité ; mais cette possibilité n’entraine pas ipso facto la réalité. Ce qui le prouve, c’est le recours à l’idée de Dieu, idée dans laquelle l’existence est liée à l’essence d’une façon nécessaire. Lorsque la perfection, et non pas la véracité divine, comme on se plait à le répéter, nous aura garanti la véracité de notre entendement, alors, et alors seulement, la clarté et l’évidence deviendront un critérium de la réalité.

Cette intervention de l’idée de Dieu est un point capital dans le système cartésien, et M. Veitch nous paraît ne pas en avoir vu toute l’importance. Par elle, la spéculation cartésienne, qui avait débuté par la connaissance du moi, prend un autre point de départ, et, d’expérimentale, devient métaphysique. Mais ce changement de front, que Descartes cependant ne pouvait éviter sans tomber dans un idéalisme absolu, doit être, aux yeux de M. Veitch, une déviation et comme une aberration du véritable cartésianisme, Autrement, on s’expliquerait mal que, dans la partie historique de son essai, il refuse à Spinoza le titre de disciple légitime de Descartes. Il y a dans l’œuvre de Descartes une philosophie d’intuition, pour parler comme M. Veitch ; et, à ce point de vue, Leibniz, mieux que Spinoza, est le continuateur direct de Descartes. Mais le cartésianisme renferme aussi une métaphysique ébauchée qui devait recevoir de Spinoza un premier développement. Comme Ch. Secrétan l’a fait remarquer dans sa Philosophie de la Liberté, Descartes avait posé à la fois le point de départ et le terme de la métaphysique : le point de départ, par sa définition de la substance, une chose qui existe en soi et par soi ; le terme, par l’identité qu’il affirmait entre le premier principe des choses et la liberté absolue ; mais il n’avait pas montré par quels intermédiaires la liberté absolue peut être considérée comme une détermination positive, la plus pleine et la plus riche de l’être en soi et par soi. C’est ces intermédiaires que devaient successivement établir Spinoza, Malebranche, et même les disciples infidèles de Kant, Fichte, Hegel et Schelling. Il y a une lignée de métaphysiciens cartésiens, dont Spinoza fait parie, qui développent, parfois à leur insu, les germes laissés par le maitre. Il est vrai que leurs spéculations audacieuses laissent loin derrière elles cette philosophie, « fondée sur l’intuition et l’expérience, » par laquelle débute le cartésianisme, Mais est-ce une raison pour en nier les origines cartésiennes ? Ne vaut-il pas mieux reconnaître avec Bordas-Demoulin, et plus d’un compatriote de M. Veitch, qu’il y a en Descartes deux tendances, l’une vers la voie suivie par les métaphysiciens, et à leur tête par Spinoza, l’autre vers une philosophie moins aventureuse, plus Voisine des réalités expérimentales, la philosophie de Locke et de ses disciples ?