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BROCHARD. — PYRRHON ET LE SCEPTICISME PRIMITIF

οὐδὲν μᾶλλον et ἐπέχω. Avaient-elles une signification morale ou logique ? Voulait-il dire Je ne préfère pas ceci plutôt que cela, ou : Je n’affirme pas plutôt ceci que cela ? Je m’abstiens de choisir ou d’affirmer ? Il est malaisé ou plutôt impossible pour nous de décider ici le point de vue logique et le point de vue moral se touchent de si près qu’ils se confondent[1]. Accordons néanmoins que ces paroles doivent être interprétées au sens logique : admettons même que pour justifier son doute, Pyrrhon ait invoqué l’équivalence des raisons contraires en faveur de chaque thèse : un texte précis nous l’affirme et nous n’avons aucune raison d’en contester l’exactitude. Mais est-il allé plus loin ? s’est-il attaché à formuler le scepticisme en termes précis, à lui donner cette sorte de rigueur qu’il a prise chez ses successeurs ? Le scepticisme, tel qu’il nous est connu, est une théorie assez subtile, élaborée par des dialecticiens, prête à la riposte et qui cherche querelle à tout le monde. Elle a une certaine affinité au moins apparente avec la sophistique, et Pyrrhon a souvent été présenté comme une sorte de sophiste, par exemple dans la légende[2] qui nous le montre si incertain de l’existence des choses sensibles, qu’il va se heurter contre les arbres et les rochers, et que ses amis sont obligés de l’accompagner pour veiller sur lui. Le père du Pyrrhonisme est-il un logicien adroit ou seulement un moraliste ?

Les renseignements, malheureusement insuffisants et incomplets, mais d’une authenticité incontestable, que nous fournissent les vers de Timon, permettent, croyons-nous, de répondre à cette question et de concilier la tradition de Diogène avec celle de Cicéron. Timon nous le représente comme évitant les discussions, et échappant aux subtilités des sophistes[3]. Ce qu’il loue chez Pyrrhon, c’est la modestie, c’est la vie tranquille qu’il a menée[4] et qui le rend égal

  1. Dans le passage d’Aristoclès cité plus haut il est expressément indiqué que le but principal de Pyrrhon est de trouver le moyen d’être heureux (τὸν μέλλοντα εὐδαιμονήσειν). Le point de vue logique est subordonné au point de vue moral, et le texte tout entier peut être interprété dans le sens d’une théorie morale.
  2. Diog. IX, 62.
  3. Mullach, V, 127. sq. T. I, p. 93.

    Ὦ γέρον ὦ Πύρρων, πῶς ἢ πόθεν ἐϰδυσιν εὖρεσ
    λατρείης δοξῶν τε ϰενοφροσύνης τε σοφιστῶν.

  4. Mullach, op. cit. V, 142 :

    Τοῦτό μοι, ᾧ Πύρρων, ἱμείρεται ἦτορ ἀϰοῦσαι
    πῶς ποτ' ἀνὴρ ἔτ' ἄγεις πάντα μεθ ἡσυχίησ
    μοῦνος δ' ἀνθρώποισι θεοῦ τρόπον ἡγεμονεύεις
    …… ρῇστα μεθ' ἡσυχίης
    αἰεὶ ἀφροντίστως ϰαὶ ἀϰινήτως ϰατὰ ταῦτα
    μὴ πρόσεχ ἲνδαλμοῖς ἧδυλογου σόφίης.

    (Nous adoptons ici la correction de Bergk. V. Wachsmuth, De Timone Phliasio, Leipzig, 1859, p. 11).