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ANALYSES. p. hochart. Études sur la vie de Sénèque.

l’objet d’une étude très sérieuse ; il parle des raffinements d’hypocrisie dont l’utilitaire s’enveloppe quand il est rigoureusement pressé ; de l’obligation logique pour lui d’avouer que tous les moyens, la ruse, la mauvaise foi, la violence, le meurtre, la guerre sont bons dans la poursuite de l’utile ; il oppose ceux qui suivent Sénèque à ceux qui tentent de prendre, avec Kant, leur essor vers l’infini, en s’attachant des ai les qui pourraient être celles d’Icare.

Mais nous ne voulons pas insister sur cette première étude qui ne nous paraît pas la partie la plus intéressante du livre. La seconde étude, si l’on fait abstraction des comparaisons trop nombreuses et trop peu justifiées avec les hommes et les choses d’aujourd’hui, nous semble, en effet, de beaucoup supérieure et elle mérite l’attention de tous ceux qu’intéresse la question si souvent débattue de la valeur morale de Sénèque.

L’auteur rappelle d’abord quels ont été les détracteurs protestants ou catholiques de Sénèque et ses défenseurs, Montaigne, Juste Lipse, Diderot ; il pose ensuite la question à résoudre : Sénèque a-t-il été, oui ou non, le complice d’un crime ? A-t-il, oui ou non, tenté de disculper Néron du meurtre de sa mère ? Puis il examine et critique les récits qui, transmis par les anciens, ont fait accuser Sénèque : Baies, chantée par les poètes, paraissait peu propre pour suggérer à Néron l’infernal projet de faire périr sa mère ; Suétone, Tacite, Dion Cassius ne nous donnent aucune idée précise de la trirème fantastique imaginée par Anicetus ; on ne comprend pas qu’Agrippine, si rusée d’ordinaire, se soit laissé attirer à Baies sans défiance ; que Néron ait offert une trirème à sa mère pour franchir une distance de 2 kilomètres environ. Comment en outre Agrippine serait-elle montée sur le navire dont la structure lui avait été révélée, avec un commandant qu’elle détestait autant qu’elle en était détestée ? Anicetus eût-il été aussi maladroit que le dit Tacite ? Pouvait-on faire chavirer une trirème en faisant porter l’équipage tout d’un bord ? Les matelots eussent-ils consenti ainsi immédiatement à s’exposer à une mort presque assurée ? Anicetus ne se fût-il pas occupé d’empêcher Agrippine de fuir à la nage ? Comment eût-il pu se trouver ensuite au conseil avec Burrhus et Sénèque, quand par sa faute il venait de laisser échapper Agrippine ? Comment Tacite a-t-il pu avoir des détails précis sur la mort d’Agrippine ? Comment le message rédigé par Sénèque n’eût-il soulevé aucune protestation parmi le peuple romain et dans le sénat où siègeait Thraséas, si l’on eût cru alors que Néron avait réellement fait périr sa mère ? Il y a là une légende qui a pris naissance dans le parti aristocratique après la mort d’Agrippine, que les Flaviens ont propagée par intérêt politique, que les écrivains ont accréditée pour plaire aux Flaviens. Néron possédait le pouvoir et n’avait rien à craindre de sa mère : Agrippine, seule et abandonnée, ayant tout fait pour s’emparer du pouvoir qui lui échappait, n’ayant jamais pardonné quoi que ce fût, a pu songer à punir, même par le meurtre, un fils ingrat, et se donner la mort elle-même, quand son projet eut été décou-