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fils, âgé de quelques jours, sucer ses doigts ou différents objets, donnait de ces faits cette raison « que l’enfant savait (par expérience) que, quelque chose étant mis dans sa bouche, la faim se calme[1]. » Les premières manifestations relatives au goût, chez l’enfant comme chez le jeune animal, sont à peu près mécaniques. La conscience y est pour très peu de chose, l’expérience personnelle pour moins encore. Ainsi deux petits chats dont j’ai ébauché l’histoire, deux ou trois jours après leur naissance, et encore aveugles, cherchaient avec des mouvements très curieux les tétines de leur mère, et essayaient de sucer n’importe quelle partie de son corps : or, dès la première heure, à peine lavés par leur mère, ils cherchaient, en criant, ses tétines[2].

La notion de cause, c’est-à-dire de pouvoir, une fois formée et appliquée à la production des mouvements volontaires, comment et pourquoi l’appliquerions-nous aux phénomènes externes ? Cet élément du principe de causalité, la tendance instinctive à appliquer la notion de cause aux phénomènes, a été très bien expliqué, selon M. Gesca, par l’école empirique. C’est l’expérience de la succession qui nous excite à cette application : voilà tout ce qu’il accorde à la succession habituelle. Elle nous fournit seulement les occasions d’étendre au monde externe notre idée de pouvoir efficient, de force productive. Encore cette occasion serait-elle par elle-même inefficace, sans l’analogie et l’anthropomorphisme, base de notre nature ; grâce à eux, l’enfant, et le sauvage, faussement assimilé à l’enfant, attribuent l’idée de pouvoir à tous les objets où ils saisissent quelque relation semblable à celle de leur causalité intime. Ils supposent force partout où il y a mouvement, et là seulement. Il ne recherchent que la cause des phénomènes vitaux ou supposés vitaux. Que nous sommes loin de nous entendre, M. Cesca et moi ! L’anthropomorphisme chez l’enfant et chez l’homme primitif, tout comme l’automorphisme chez l’animal, n’est, selon moi, qu’une illusion très rare, résultat d’une confusion accidentelle entre l’animé et l’inanimé. Je crois avoir montré ailleurs, par des raisons empruntées à Spencer[3], que cette confusion est plutôt dérivée que primaire, apprise qu’héritée. L’enfant ne suppose pas une force partout où il aperçoit un mouvement ; mais la présence de l’un des deux membres corrélatifs d’une succession habituelle lui fait toujours attendre ou chercher l’autre membre, le phénomène prévu, immanquable, nécessaire. À six ou sept mois, le contact plusieurs fois répété en quelques minutes d’une brosse piquante, commence à établir, ne fût-ce que pour un jour ou pour une heure, une de ces associations indissolubles dans lesquelles le souvenir du mal éprouvé neutralise un vif désir de toucher un objet[4]. Au même âge, la forme et la couleur d’une pomme

  1. Thierry Tiedemann et la science de l’enfant. — Mes deux chats, p. 9.
  2. ibid., p. 39 et 40.
  3. L’éducation dès le berceau, p. 59-63.
  4. La psychologie de l’enfant, 2e édit., p. 449.