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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/26

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cette cause, sinon qu’elle produit le phénomène en question, il est clair que mon explication est tautologique et vaine. Il faut donc pour que j’aie une vraie explication, et non un pur verbiage ; que je puisse dire : tel phénomène est produit par telle cause, laquelle a telle nature et telles propriétés, indépendamment de la propriété d’être cause de ce phénomène.

Ce principe a son application certaine à l’égard des causes efficientes ; mais il l’a également à l’égard des causes finales. Dire qu’une pensée est intervenue pour opérer une coordination d’éléments, sans pouvoir assigner à cette pensée une fin en dehors de la coordination qu’on lui attribue, c’est expliquer cette coordination par elle-même, c’est-à-dire ne rien expliquer du tout, comme faisaient les anciens physiciens lorsqu’ils pensaient expliquer comment un corps est chaud en disant qu’il est chaud par la chaleur qui est en lui. Donc, du moment où l’on prétend rendre compte de la constitution des individus et de celle des espèces naturelles par une pensée coordonnatrice des mouvements de la matière, on s’oblige soi-même à déterminer la fin vers laquelle tendait cette pensée ; et ensuite, tout naturellement, à montrer comment la constitution des individus et des espèces était le seul moyen, ou le meilleur moyen que cette pensée pût adopter pour réaliser la fin qu’elle se proposait. Voyons si la doctrine de la finalité va pouvoir satisfaire à cette double exigence.

À l’égard de la fin à déterminer, elle est nécessairement transcendante ou immanente. Si on la veut transcendante, on n’aura pas de peine à s’en faire une conception définie ; par exemple, on pourra très bien emprunter à Kant et à Fichte leur conception d’une volonté absolue et absolument autonome. La première partie du problème se trouve par là résolue ; mais la seconde, malheureusement, deviendra insoluble, parce qu’il nous est évidemment impossible d’établir aucun rapport de moyen à fin entre la nature et un idéal transcendant quelconque : par exemple, comment pourrions-nous jamais savoir si le monde, avec ses individus et ses espèces, est ordonné comme il faut qu’il le soit pour le triomphe de la volonté absolue ? Ce n’est donc pas en admettant la transcendance de la fin suprême des choses qu’on résoudra la question.

Mais peut-on admettre une fin immanente ? Non, pour plusieurs raisons. D’abord une fin immanente, comme fin suprême et dernière, exclut toute fin transcendante, car deux fins hétérogènes ne pouvant pas coïncider, le monde, par cela seul qu’il est adapté à l’une, ne peut tendre à l’autre. Or c’est une chose grave que de placer dans la nature elle-même la fin suprême de la nature, renonçant par là