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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/27

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ch. dunan. — le problème de la vie

d’avance à tout idéal qui la dépasserait. Puis une fin immanente du monde paraît inadmissible pour la raison que nous indiquions plus haut, à savoir que la pensée qui a ordonné les éléments des choses a dû les ordonner pour une fin autre que l’organisation qu’elle mettait en eux, organisation qui ne pouvait être pour elle qu’un moyen. Les partisans de la finalité répondront peut-être que c’est bien ainsi qu’ils l’entendent, et que la pensée a ordonné les phénomènes, non pour les ordonner, mais pour réaliser par ce moyen l’harmonie et la beauté. Mais l’harmonie n’est pas une chose différente de l’organisation elle est une qualité de l’organisation même. Donc vouloir l’organisation et vouloir l’harmonie, c’est la même chose ; et par suite l’harmonie ne peut servir de fin à l’organisation. À une condition pourtant on serait en droit de séparer l’une de l’autre l’harmonie et l’organisation, ce serait d’ôter à l’harmonie le caractère objectif qui est propre à l’organisation, pour en faire quelque chose de subjectif en la réalisant en dehors des éléments coordonnés dans une conscience capable d’en jouir. Mais cette conscience, quelle serait-elle ? La nôtre évidemment. La thèse de la finalité immanente reviendrait donc à prétendre que le monde n’est ordonné que pour que nous en jouissions, c’est à-dire que l’homme est la fin suprême de l’univers, et cela, en tant qu’être sensible ! Parmi les partisans de cette thèse, en est-il un seul qui ne reculerait pas devant de pareilles conséquences ?

Enfin, à supposer même que la finalité immanente pût être admise à titre de conception, il resterait, pour s’assurer qu’elle est véritablement la loi de ce monde, à s’assurer que ce monde la réalise, et que par conséquent, il renferme en soi, dans l’ensemble de ses destinées, le plus haut degré possible d harmonie et de beauté. Or comment acquérir une assurance pareille ? Leibniz avait bien vu la question, et il y répondait en faisant intervenir son principe de la raison suffisante, en vertu duquel il faut que, dans les limites imposées par la loi de connexion des phénomènes entre eux, ce soit le meilleur en tout qui se réalise préférablement au moins bon. Mais n’est-ce pas là tourner la difficulté plutôt que la résoudre ? Il s’agit de savoir si le monde réalise le plus haut degré d’harmonie et de beauté possible, pour s’assurer que la finalité immanente est une vérité, et non une illusion : répondre qu’il la réalise, parce que le meilleur a plus de droits à l’existence que le moins bon, n’est-ce pas répondre à la question par la question même ? Puis, de quel droit nous imposer comme une vérité évidente de soi le principe de la raison suffisante ? Leibniz a pu trouver la chose assez naturelle, mais la Critique de Kant nous a rendus plus exigeants. Nous voulons