Aller au contenu

Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/28

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
24
revue philosophique

aujourd’hui que l’on démontre même les principes les plus fondamentaux de la raison ; aussi faut-il louer sans réserves un éminent interprète de la pensée de Leibniz, M. Lachelier, d’avoir, laissant là le principe de la raison suffisante, essayé de démontrer la loi des causes finales par la méthode dont Kant s’était servi pour la loi des causes efficientes, c’est-à-dire en montrant dans cette loi une condition nécessaire, comme la loi des causes efficientes, mais nécessaire à un titre différent, de l’unité, et par suite, de l’existence de la pensée. Mais cette démonstration, quel qu’en soit le mérite, ne va pourtant pas au but que nous indiquions tout à l’heure ; car enfin ce n’est pas la même chose de faire voir que, si la coordination des mouvements due à la loi des causes finales n’existait pas, le monde n’aurait pour nous qu’une existence logique et idéale, non une existence réelle, et de montrer dans les coordinations accomplies sous l’action de cette loi la réalisation d’une certaine perfection, et même de la plus haute perfection qui soit possible, au moment actuel de l’évolution universelle.

Ainsi, dans tout ce qui nous apparaît comme des coordinations d’éléments, nous ne pouvons légitimement voir que des faits, et des faits auxquels on n’apporte pas même un commencement d’explication, lorsque l’on suppose que ces coordinations ont été voulues et produites par une pensée, ou par toute autre force de nature psychologique, agissant de quelque façon que ce puisse être. Maintenant nous pouvons ajouter qu’il y a des difficultés particulières à une explication de ce genre, difficultés tenant à ce que les coordinations effectuées sont des individus, et que ces individus répondent à des types donnés d’avance, qui sont leurs espèces, lesquelles espèces sont, relativement au moins, permanentes.

D’abord, en effet, pourquoi existe-t-il dans le monde des espèces naturelles, et pourquoi ces espèces sont-elles permanentes ? Il semble que rien n’exige une condition pareille pour que le monde gravite vers le plus haut degré d’harmonie et de beauté possibles ; et que même l’existence des espèces et leur permanence doivent être un obstacle à la réalisation de cet idéal, puisqu’elles constituent pour les phénomènes des conditions surérogatoires à réaliser, ce qui ne pourra se faire sans doute qu’au détriment de leur destination principale. On répondra peut-être à cela que la destination principale des phénomènes ne peut elle-même se réaliser que par le moyen de cette condition qu’il nous plaît de nommer surérogatoire. C’est possible, mais qu’on le démontre. Tant qu’on ne l’a pas démontré, le doute que nous venons de formuler garde sa raison d’être et sa légitimité.