Aller au contenu

Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/36

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
32
revue philosophique

vrai que l’expérience témoigne d’intentions présidant aux œuvres de l’homme ? Elle témoigne plutôt du contraire. Sans doute, l’homme qui agit pour réaliser un projet conçu par lui ou par d’autres agit avec intention, et subordonne ses actes à ses conceptions. Mais la finalité ainsi comprise n’est pas en cause dans tout ce que nous avons dit, puisque, pas un seul moment, nous n’avons eu en vue la supposition qu’un auteur de la nature agirait sur la matière pour réaliser par son moyen un dessein qu’il aurait conçu, comme le maçon, en bâtissant la maison, réalise le plan de l’architecte : et même nous avons montré, après Leibniz et beaucoup d’autres, qu’une telle supposition ne se soutient pas. Qu’on applique donc, si l’on veut, le mot de finalité à l’œuvre du maçon travaillant d’après un plan, nous n’y voyons pas d’inconvénients. Mais un maçon qui travaille d’après un plan n’est qu’un copiste, non un créateur : or la nature au contraire est créatrice, et non pas copiste. Aucune assimilation n’est donc à établir entre les deux œuvres. Si l’art humain peut se rapprocher de l’art de la nature, c’est là seulement où il est créateur. Or l’art humain, là où il est créateur, n’est nullement finaliste. L’artiste peint ou chante, le philosophe et le savant conçoivent ; mais ce n’est pas parce qu’on veut peindre ou penser telle chose qu’on la peint ou qu’on la pense ; autrement, il faudrait que la chose fût déjà toute faite en nous, avant le moment même où, par hypothèse, nous la créons. Sans doute, il faut bien que nos conceptions préexistent en nous en quelque manière à l’opération créatrice par laquelle nous leur donnons des formes ; car, sans cela, nous aurions à les tirer du néant, ce qui est impossible ; mais, si elles préexistent, ce n’est pas à titre de plans à exécuter, ni de modèles à suivre, c’est à titre de germes, lesquels, semblables aux germes d’où sortent les animaux et les plantes, travaillent eux-mêmes, par la coordination des images et des tendances qui déjà sont en nous, à s’exprimer sous des formes intelligibles ou sensibles. Et, si les œuvres humaines montrent de la convenance et de l’harmonie, c’est après coup, lorsqu’elles sont accomplies, non avant de l’être. Le plan auquel nous les jugeons conformes n’a point présidé à leur exécution, il l’a suivie : il en résulte, et il s’en dégage ; l’antériorité que nous lui attribuons par rapport à elles est une simple illusion de notre esprit. Bien loin donc que l’art humain apporte un démenti aux conclusions de cette étude sur la finalité, la considération qu’on en peut faire confirme ces conclusions au contraire, et de plus elle nous indique déjà la voie qu’il nous faudra suivre pour expliquer, sans recours aux hypothèses finalistes, l’adaptation et la corrélation des parties dans les corps organisés.