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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/45

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b. perez. — la maladie du pessimisme

temps la flèche de Strasbourg, la colonnade de Saint-Pierre, le portique du Parthénon, etc. Amiel, dominé par le besoin de « totalité », se débat hésitant dans la région infinie et multiforme des possibles. »

Tous ces caractères du pessimisme révèlent, au point de vue du sentiment, un subjectivisme excessif. Le pessimiste ne sent pas comme tout le monde : la valeur des sentiments, des passions communs aux autres hommes, est chez lui altérée ou intervertie. La prédominance des représentations et des jugements en rapport avec son genre de sensibilité produit une forte prédominance, non seulement de la souffrance idéale sur le plaisir idéal, mais de la souffrance idéale sur la réelle. De là ces craintes sans objet réel, ce malaise, cette inquiétude, cette anxiété, prenant des formes diverses pour tourmenter son âme. Le misanthrope et misogyne Schopenhauer, un timide, au surplus, était atteint de la crainte de la souffrance. Byron, un énergique cependant, toujours préoccupé de l’opinion des autres, en éprouvait sans cesse un malaise très évident. Cowper était anthropophobe et tourmenté de scrupules religieux et autres. Berlioz fut victime de ce qu’il appelait « la douleur de l’isolement ».

À ces états d’esprit se rattache encore, selon M. Magalhães, la « volupté de la douleur ». Ce plaisir ultra-raffiné provient autant de l’orgueil de subir un malheur immérité que de celui de ne pas ressembler à tout le monde. « Je ne suis pas fait comme les autres hommes, disait Rousseau ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre[1]. » Deux observations me viennent sous la plume. Tout d’abord, cette complaisance pour son moi soutirant ne me paraît particulière au pessimiste que par son côté excessif : nous retrouvons ce sentiment orgueilleux dans le malade quelconque jugeant son cas plus grave ou sa maladie plus douloureuse, et quelquefois dans le vieillard qui ajoute à ses années pour en tirer vanité. On prend une sorte de revanche contre son mal en le grossissant. En second lieu, cette tendance à se croire autre que les autres hommes affecte différents modes chez les gens rêveurs et chez les gens d’action, pour peu qu’ils soient égoïstes et passionnés : ainsi Napoléon voulait être seul dans son genre, et déclarait que les lois communes n’étaient pas faites pour lui. Le pessimisme n’intervient ici qu’en seconde ligne, si on le suppose synonyme de volonté malade ou faible ; mais, encore une fois, la faiblesse de volonté n’est pas un produit nécessaire du pessimisme. II faut se garder de tout mettre sous son étiquette.

  1. Les Confessions, p. 1.