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Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 33.djvu/46

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Je crois encore que l’auteur veut trop prouver quand il voit un cas propre au pessimiste dans sa façon de sentir en contradiction avec celle des autres hommes. Les impressions tenues pour désagréables par les individus d’une sensibilité normale, sont pour lui, dit-il, une cause de plaisir. De même les spectacles ordinairement considérés comme agréables lui déplaisent. La joie extérieure implique, en effet, l’idée de plaisir, et, comme telle, rend plus sensible par contraste la douleur dont le sentiment général ne l’abandonne jamais. En revanche, les sentiments pénibles, loin de choquer ce sentiment, s’harmonisent plutôt avec lui. Ne suffit-il pas, objecterai-je, d’être simplement un esprit mal fait, chagrin ou non, mais porté à la contradiction, pour se trouver dans les conditions morales dont il est ici question ?

Au triste plaisir de se sentir différent des autres hommes se rattachent, dit encore M. Magalhães, l’ironie et l’excentricité systématiques. L’ironie vient, chez le pessimiste, « de ce qu’à son point de vue, la vie apparaît comme quelque chose de mesquin et d’étrangement ridicule ». Cette ironie se ressent d’ailleurs du caractère : « Chez les bienveillants, elle vise principalement le sujet lui-même et la vie en général ; chez ceux où domine la misanthropie, elle est sarcastique. Les premiers connaissent la pitié, les seconds plutôt le mépris. » Il se peut encore ici à mon avis, que le caractère fasse tout ou presque tout, sans l’intervention de la diathèse pessimiste. Quant à la manie d’excentricité, on la trouve chez des vaniteux d’humeur très gaie. Le pessimiste se plaît, dit l’auteur, à choquer les sentiments et les usages de la société où il se sent mal à l’aise : ainsi Byron éprouvait un étrange plaisir à commettre des actes que la société réprouve, et à représenter dans ses œuvres des personnages sinistres, ostensiblement faits à son image idéalisée. À ce compte-là, Crébillon le père, cet homme doux et bon, si terriblement tragique dans ses pièces, serait à ranger parmi les pessimistes ! Le calme et olympien Goethe serait-il suspect de névrose pessimiste, pour avoir un jour écrit Werther ?

Il reste à parler des atteintes morbides éprouvées par les facultés actives, et des conséquences qui en résultent pour le sentiment et pour l’intelligence. On trouve chez le pessimiste, ordinairement, une certaine incapacité d’efforts prolongés, une attention souvent réfractaire ou lâche, en même temps qu’une extrême facilité à céder aux impulsions du sentiment : en un mot, disproportion entre les tendances et les intentions, d’un côté, et, de l’autre, le pouvoir modérateur de la volonté. M. Magalhães distingue, d’ailleurs, suivant les individus, deux sortes de pessimisme, l’un à forme irritable, l’autre