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sur les individus. C’est que l’unité de la Cité doit être regardée comme un symbole de l’unité idéale ou divine. Les individus ne sont qu’une matière amorphe à laquelle la Cité confère la dignité de la forme. À ce titre, l’État n’a que des droits, l’individu n’a que des devoirs.

Une autre forme du Dogmatisme social transcendant est celle que nous trouvons chez certains kantiens et chez Kant lui-même. On sait qu’il y a dans la morale sociale kantienne deux tendances difficilement conciliables. D’une part, Kant pose la personne humaine comme une fin en soi et par là semble incliner vers l’individualisme. D’autre part, par sa conception d’une loi morale rationnelle absolue, il aboutit à un universalisme moral, qui pose la règle comme antérieure et supérieure aux individus. Le rôle des individus n’est plus que de servir d’instruments à la loi. Cette dernière plane, transcendante, au-dessus des consciences individuelles ou plutôt elle se personnifie dans l’État et dans ceux qui l’administrent. La Cité, l’État deviennent le symbole de la loi morale transcendante, et, à ce titre, sont investis, comme la loi morale elle-même, de droits supérieurs.

L’individualisme de Kant se convertit ici en une doctrine moralo-métaphysique qui pose l’État comme une fin en soi. M. Burdeau, qu’on a représenté comme ayant été un des interprètes de cette finale pensée kantienne, a écrit : « Nous n’avons le droit de distraire du service de l’État aucune fraction de notre fortune, aucun effort de notre bras, aucune pensée de notre intelligence, aucune goutte de notre sang, aucun battement de notre cœur[1]. »

La même conclusion se retrouve chez Fichte qui fait sortir de la théorie du Moi absolu une théorie unitaire de l’État. Elle se retrouve également chez un philosophe contemporain, M. Dorner, professeur à l’Université de Kœnigsberg, qui regarde l’État comme un symbole de l’Esprit Absolu. D’après lui, l’individu se rattache à des corporations ; par elles à l’État et par ce dernier à l’Esprit Absolu[2].

Le Dogmatisme social platonicien et kantien paraîtra avec raison suranné à beaucoup de personnes. Peut-on de bonne foi attribuer à l’État, à la société, une valeur suprasensible à la façon de Platon ? — C’est ce que la conscience moderne, peu portée au transcendentalisme, aura sans doute de plus en plus de peine à concevoir.

L’État, dit Platon, symbolise l’Unité Divine. Aristote a fait en une

  1. Burdeau, cité par Barrès, Les Déracinés, p. 21.
  2. Dorner, Das menschliche Handeln, p. 461.