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donner à ce mot sont fort vagues. M. Gide, s’efforçant d’élargir le concept de solidarité, en arrive à identifier solidarité et altruisme. « Misérable solidarité, dit M. Ch. Gide, en parlant de la solidarité entendue à la façon de l’école libérale, misérable solidarité que celle qui réside dans l’argent donné et reçu ! Elle ne tient nul compte, celle-là, de ceux qui n’ont rien reçu, n’ayant rien à donner. Ils sont nombreux pourtant, les Robinson de la société, qui n’ont pas même les débris sauvés du naufrage et attendent en vain le bâtiment qui les ramènera parmi les hommes… Pour ceux-là la division du travail et l’échange ne peuvent rien[1]. » Et ailleurs : « La vraie solidarité s’efforce de faire une réalité de ce mot qu’on répète si souvent : nos semblables. Ce à quoi elle vise, c’est à l’unité du genre humain, fragmenté, mais qu’il faut reconstituer. C’est elle qui parle par la bouche d’un Victor Hugo disant : « Insensé ! qui croyais que je n’étais pas toi », ou par celle d’un Carlyle dans sa parabole de la pauvre veuve irlandaise qui dit à ses compagnons de vie : « Je suis votre sœur, os de vos os ; le même Dieu nous a faits », ou par celle de Jésus priant : « Père, qu’ils soient mis en moi ![2] »

Ainsi voilà identifiées la solidarité et la charité, mais la charité est-elle un ressort économique ? Peut-elle même le devenir ?

En fait, c’est l’égoïsme qui met en branle les activités économiques. M. Gide cite les associations coopératives comme un exemple de solidarité entendue à la manière qu’il vient de dire. Mais les associations de coopération, de mutualité, etc., sont des entreprises d’intérêt bien entendu. La preuve en est qu’aussitôt que les participants croient voir leurs intérêts lésés, ils s’en retirent. Il est à craindre, en dépit des efforts des solidaristes et des prêches des moralistes, qu’il en soit ainsi longtemps encore. Quand M. Gide invoque la charité, ou, si l’on veut, l’altruisme, il quitte le terrain économique pour aborder le terrain moral. Il transforme la solidarité économique en solidarité morale. Charité, fraternité, altruisme, ces idées sont belles. Cabet les invoquait déjà. Proudhon lui répondait fort justement que la fraternité ne peut être en économique un point de départ, mais un point d’arrivée. « Pour quiconque a réfléchi sur le progrès de la sociabilité humaine, dit Proudhon, la fraternité effective, cette fraternité du cœur et de la raison, qui seule mérite les soins du législateur et l’attention du moraliste, et dont la fraternité de race n’est que l’expression charnelle ; cette fraternité, dis-je, n’est point, comme le croient les socialistes, le principe des perfec-

  1. Gide, Conférence faite à Liège, le 3 mai 1901.
  2. Gide, Recherche d’une définition de la Solidarité, p. 15.