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tionnements de la société, la règle de ses évolutions : elle en est le but et le fruit. La question n’est pas de savoir comment, étant frères d’esprit et de cœur, nous vivrons sans nous faire la guerre et nous entre-dévorer : cette question n’en serait pas une ; mais comment, étant frères par la nature, nous le deviendrons encore par les sentiments ; comment nos intérêts, au lieu de nous diviser, nous réuniront. La fraternité, la solidarité, l’amour, l’égalité, etc., ne peuvent résulter que d’une conciliation des intérêts, c’est-à-dire d’une organisation du travail et d’une théorie de l’échange. La fraternité est le but, non le principe de la communauté, comme de toutes les formes d’association et de gouvernement ; et Platon, Cabet, et tous ceux qui débutent par la fraternité, la solidarité et l’amour, tous ces gens-là prennent l’effet pour la cause, la conclusion pour le principe ; ils commencent, comme dit le proverbe, leur maison par les lucarnes.[1] »

Ce n’est pas tout ; le danger de cette solidarité morale mise à la base de la solidarité économique, c’est la tendance autoritaire. Les solidaristes parlent sans cesse de devoir social, de devoir solidariste, corporatif, coopératif, etc. On crée de nouveaux devoirs. C’est facile. Créera-t-on de nouvelles vertus, de nouvelles énergies ?

La solidarité économique a été parfois présentée sous un autre nom : celui d’intérêt général. Mais qu’entend-on par là ? Si on l’examine de près on voit que l’intérêt général est une fiction. C’est toujours l’intérêt particulier qui est au fond de ce qu’on appelle l’intérêt général. On a prétendu, il est vrai, établir une identité entre l’égoïsme personnel et l’égoïsme collectif (Bentham). Mais rien de plus contestable que cette identité. Stuart-Mill, le disciple de Bentham, l’a expressément reconnu. Comme cette identité n’est pas un fait, mais un simple desideratum, Stuart-Mill déclare qu’il faut l’imposer à la conscience sociale comme un mensonge utile. Au moyen d’associations d’idées appropriées, les pédagogies et les morales établiront facticement dans l’esprit de l’individu un lien indissoluble entre l’idée de l’intérêt personnel et celle de l’intérêt général. Le succès de cet expédient ou pour employer le mot vrai, de cette duperie de l’individu est plus que douteux. Car l’individu s’apercevra vite que les pédagogies sont menteuses. Contre les factices associations de Stuart-Mill il pratiquera le procédé de Dissociation des idées préconisé par M. Remy de Gourmont comme instrument de libération intellectuelle. Si ce procédé était appliqué au concept d’intérêt général, il n’est pas douteux qu’il ne fît évanouir ce concept

  1. Proudhon, Système des contradictions économiques, t. II, p. 275.