Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 52.djvu/643

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en fumée comme les autres concepts abstraits que M. R. de Gourmont a analysés dans son beau livre : La culture des Idées.

De quelque côté qu’on l’envisage, l’idée de solidarité apparaît comme un concept vague ou plutôt comme un psittacisme. Or sur le terrain économique il faut des bases positives. Il ne faut pas prendre pour principe une vague solidarité, un vague altruisme. Aussi, suivant nous, le socialisme doit-il, s’il veut réaliser ses destinées, renoncer courageusement sur le terrain économique, à ces vagues principes : solidarité, altruisme.

Pourquoi les hommes deviennent-ils socialistes ? Parce qu’ils sont lésés sous le régime économique actuel, sous les légitimes aspirations de leur égoïsme. Ils voient et nous voyons dans le socialisme un moyen de libération et d’épanouissement pour les égoïsmes personnels. La racine du socialisme est l’individualisme, la protestation de l’individu contre les tyrannies économiques existantes ; le désir de donner une plus libre carrière à l’égoïsme économique de chaque homme. Le socialisme est une doctrine du déploiement de la vie. Or la vie est d’abord égoïsme. Elle se convertit plus tard, mais plus tard seulement, en altruisme. L’école anglaise a eu parfaitement raison quand elle a montré dans l’altruisme une transformation et un élargissement de l’égoïsme.

Le socialisme doit être essentiellement une technique économique propre à amener le plus large épanouissement des égoïsmes. Quant à l’altruisme, quant à la considération de l’intérêt général, quant au solidarisme, ils viendront à leur tour ; mais par surcroît, comme un épiphénomène de la mise en œuvre des énergies égoïstes. D’ailleurs, l’altruisme, le solidarisme, de même qu’ils ont dans l’égoïsme leur origine, trouveront toujours aussi en lui leur limite. Aussi le socialisme ne doit-il être ni une religion, ni une mystique, ni une éthique. Il doit être une technique économique, un système d’expériences économiques progressives en vue de libérer les égoïsmes humains. Si le socialisme oublie cette vérité, s’il veut se fonder sur le seul altruisme, sur la seule fraternité, laquelle devient vite autoritaire, il court grand risque de périr d’une erreur de psychologie.

Il est aussi un danger contre lequel il est bon de prémunir les esprits. C’est celui que fait courir à l’intelligence la solidarité intellectuelle. Elle n’est pas moins fausse que les autres formes de solidarité que nous avons examinées jusqu’ici.

La tendance à mésestimer l’individu s’est fait jour sur le terrain intellectuel comme ailleurs. On a déprécié la pensée solitaire — l’invention — au profit de la pensée collective — l’imitation — prônée sous l’éternel vocable de solidarité. C’est un trait caractéris-