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bien près de devenir classique en psychologie. Mais à mesure que l’état de concentration intellectuelle se complique, il devient plus solidaire de l’effort qui l’accompagne. Il y a des états intellectuels qui sont inséparables de l’effort, inconcevables sans lui. Pourrait-on, sans effort, inventer une nouvelle machine ou même simplement extraire une racine carrée ? L’état intellectuel porte donc ici, imprimée sur lui, en quelque sorte, la marque de l’effort. Ce qui revient à dire qu’il y a ici une caractéristique intellectuelle de l’effort intellectuel. Il est vrai que si cette caractéristique existe pour les représentations d’ordre complexe et élevé, on doit pouvoir en retrouver quelque chose dans les représentations plus simples. Il n’est donc pas impossible que nous en découvrions des traces jusque dans l’attention sensorielle elle-même, encore que cet élément n’y joue plus qu’un rôle accessoire et effacé.

Pour simplifier l’étude, nous examinerons les diverses espèces de travail intellectuel séparément, en allant du travail le plus facile, qui est un travail de reproduction, au travail le plus difficile, qui est production ou invention. C’est donc l’effort de mémoire, ou plus précisément de rappel, qui nous occupera d’abord.

Dans un précédent travail[1], nous avons montré qu’il fallait distinguer une série de « plans de conscience » différents, depuis le « souvenir pur », non encore traduit en images distinctes, jusqu’à ce même souvenir actualisé en sensations naissantes et en mouvements commencés. L’évocation volontaire d’un souvenir, disions-nous, consiste à traverser ces plans de conscience l’un après l’autre, dans une direction déterminée. En même temps que paraissait notre travail, M. S. Witasek publiait un article intéressant et suggestif[2] où cette même opération était définie « un passage du non-intuitif à l’intuitif ». C’est en revenant sur quelques points du premier travail, et en nous aidant aussi du second, que nous étudierons d’abord, dans le cas du rappel des souvenirs, la différence entre la représentation spontanée et la représentation volontaire.

En général, quand nous apprenons une leçon par cœur ou quand nous cherchons à fixer dans notre mémoire un groupe quelconque d’impressions, notre unique objet est de bien retenir ce que nous apprenons. Nous ne nous préoccupons guère de déterminer à l’avance le genre de travail que nous aurons à faire plus tard pour nous remémorer ce que nous aurons appris. Le mécanisme du rappel nous est indifférent ; l’essentiel est que nous puissions rap-

  1. Matière et Mémoire, Paris, F. Alcan, 1896, ch. ii et iii.
  2. Witnsek, Ueber willkürliche Vorstellungsverbindung, Zeitschr. f. Psychologie, octobre 1896.