Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/22

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caractère relatif de toute morale, fasse qu’il ne la sente plus, ou qu’il la considère comme négligeable ? On imagine aisément des influences qui, dans des circonstances données, étouffent la voix de la conscience la contagion du mauvais exemple, l’esprit de corps, la pression de l’opinion publique, la crainte de se compromettre, d’autres encore. Mais on ne voit pas comment une connaissance purement théorique pourrait contrebalancer la force du sentiment moral. Il faudrait, pour cela, que cette force fût simplement apparente et à la merci d’un changement d’opinion. Et c’est bien ce qu’implique l’objection qui nous est faite. Comme la moralité s’exprime dans les consciences par des impératifs, on soutient qu’elle appartient à la catégorie du devoir-être, et non à celle de l’être. On en méconnaît la réalité sociale, en même temps que l’on accuse ceux qui veulent la faire considérer comme existante en fait, de la dénaturer ou même de la détruire. Ainsi la moralité, et par conséquent la persistance d’une société composée d’êtres moraux, seraient suspendues à l’ignorance où chacun d’eux doit rester des conditions d’existence objectivés de cette moralité ! L’homme peut connaître la nature inorganique, il peut connaître la nature vivante, il peut même connaître la nature sociale tant qu’il n’y considère que des faits comme les faits économiques, juridiques, linguistiques, etc. Ces sciences lui sont profitables. Indépendamment des applications qu’il en peut tirer, elles constituent le développement même de sa raison. Il n’y a que la réalité morale proprement dite qu’il ne doit pas connaître scientifiquement, sous peine de la faire évanouir ! Pourquoi cette exception, si ce n’est parce que justement elle n’est pas conçue comme une réalité ?

Comme la représentation des faits moraux que suppose cette conception est incomplète et tronquée ! Elle ne veut considérer que le caractère d’obligation sous lequel ils se présentent à la conscience individuelle. Mais ce caractère, qui les fait admirablement discerner du point de vue de l’action, ne suffit pas à les définir d’un point de vue objectif, et ne nous révèle pas leurs conditions réelles d’existence. Pour prendre une comparaison, d’ailleurs fort grossière, quand nous éprouvons une douleur physique, nous savons, à n’en pas douter, que nous l’éprouvons, et que quelque chose n’est pas en ordre, dans notre corps. Mais, pour le médecin qui nous examine, cette douleur, si vive qu’elle soit, n’est qu’un symptôme. Elle est moins importante que tel ou tel signe objectif, qui le renseigne sur la nature du mal, dont le symptôme douleur ne donne aucune idée. De même, le symptôme conscience est le