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comparativement. Raisonner sur des électrons ou autres prétendus atomes comme s’ils étaient des unités fixes, c’est chose aussi enfantine que de raisonner sur le système solaire ou sur le système de Sirius comme si c’étaient des individus immuables, sans sources internes de changements. La divisibilité à l’infini de la matière est parfaitement compatible avec l’indivisibilité physique d’éléments physiques ou avec l’indivisibilité chimique de certains éléments chimiques ; elle permet de concevoir des énergies latentes, intra-anatomiques, que rien ne peut épuiser et qui se refusent aux déductions sur les combinaisons en nombre fini d’unités en nombre fini.

Pour principale raison de concevoir le monde comme un nombre déterminé de centres de force, Nietzsche allègue que « toute autre représentation demeure indéterminée et, par conséquent, inutilisable ». Mais ce n’est pas là une preuve. Parce que nous sommes obligés, pour noter l’utilité, de découper dans le tout un morceau qui consiste en un nombre fini d’éléments, il ne s’ensuit pas que cette conception répond à la réalité des choses et que le monde ne soit pas infini. Ce raisonnement de Nietzsche est sans valeur philosophique.

Un autre argument est celui que Guyau avait déjà exprimé dans ses Vers d’un philosophe (l’Analyse spectrale).

« S’il est un but, pourquoi ne pas l’avoir atteint ? » Nietzsche dit à son tour dans la Volonté de puissance : « Si le monde avait un but, il faudrait que ce but fût atteint[1]. » Mais l’argument n’est pas décisif, car le but ou, s’il n’y a pas de but, l’état final, la condition finale amenée sans but par l’unique déterminisme des causes efficientes, peut n’être atteint qu’asymptotiquement. Il peut même n’y avoir aucune condition finale, aucun terme au changement. Admettre qu’il y en a un, c’est admettre précisément ce qui est en question, à savoir que le but ou la condition soit quelque chose de fini et de terminé, un état d’équilibre. On objectera le principe de Carnot-Clausius. Ce principe gênait fort Nietzsche, parce qu’il aboutit à l’irréversibilité des phénomènes physiques, à l’impossibilité du retour et à un équilibre final. Nietzsche se tire d’affaire par un argument commode : Posant en principe qu’il ne peut pas se tromper, que le monde doit revenir sur lui-même et ne pas avoir de condition finale ; croyant, d’autre part, que Thomson avait déduit des principes de la mécanique la mort finale de l’univers, il prononce la sentence : « Si le mécanisme ne peut pas échapper à la conséquence d’un état de finalité, tel que Thomson le lui a tracé, le mécanisme est réfuté ![1] » C’est Nietzsche lui-même qui souligne. À vrai dire, ce n’est pas la mécanique, c’est l’énergétique qui aboutit ou prétend aboutir à l’équilibre final. Maxwell, lui, se figurait qu’on peut prouver l’existence de Dieu par le principe de Carnot-

  1. a et b Volonté de puissance §384. T. II, p. 181 de la traduction française