Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/137

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fortune, grandeur future de mon côté. Un misérable pour rival ! Ne faut-il pas que je sois déplorablement amoureux pour surmonter tant de difficultés, et braver tant de mépris ? Par ma foi ! J’ai honte de moi-même. Moi, d’ailleurs, qui par des obligations précédentes, me rends coupable d’un parjure, si je suis fidèle à quelque femme au monde. Cependant, pourquoi rougirais-je de mes humiliations ? N’est-il pas glorieux d’aimer celle qu’on ne peut voir sans l’aimer, ou sans la chercher, ou sans lui rendre ces deux tributs ensemble ? la cause de l’amour, suivant Dryden, ne saurait être assignée. Il ne faut pas la chercher dans un visage ; elle est dans l’idée de celui qui aime. mais s’il eût été contemporain de ma Clarisse, il aurait avoué son erreur ; et prenant ensemble figure, esprit et conduite, il aurait reconnu la justice de la voix universelle en faveur de ce chef d’ œuvre de la nature. Je te crois curieux de savoir si je ne chasse pas quelque autre proie, et s’il est possible, pour un cœur aussi bannal que le mien, de se borner si long-temps au même objet. Pauvre Belford ! Tu ne connais pas cette charmante créature, si tu peux me faire de telles questions, ou tu t’imagines me connaître mieux que tu ne fais. Tout ce qu’il y a d’excellent dans ce sexe, s’est réuni pour composer Clarisse Harlove. Jusqu’à ce que le mariage, ou d’autres intimités de la même nature, me l’aient fait trouver moins parfaite que les substances angéliques, il est impossible que je m’occupe d’une autre femme : et puis, pour un esprit tel que le mien, il y a dans cette affaire tant d’autres aiguillons que ceux de l’amour ? Un si beau champ pour l’intrigue et les stratagêmes, dont tu sais que je fais mes délices ? Comptes-tu pour rien la fin qui doit couronner mes peines ? Devenir maître d’une fille telle que Clarisse, en dépit de ses implacables surveillans, en dépit d’une prudence et d’une réserve que je n’ai jamais trouvées dans aucune femme ! Quel triomphe ! Quel triomphe sur tout le sexe ! D’ailleurs, n’ai-je pas une vengeance à satisfaire ; une vengeance, que la politique me fait tenir en bride, mais pour éclater dans l’occasion avec plus de furie. Conçois-tu qu’il y ait place pour une seule pensée qui ne soit d’elle, et qui ne lui soit dévouée ? Les avis que je reçois à ce moment, me donnent lieu de croire que j’aurai besoin ici de toi. Ainsi, tiens-toi prêt à partir au premier avis. Que Belton, Mowbray et Tourville se tiennent prêts aussi. Je médite quelque moyen de faire voyager James Harlove pour lui former un peu l’esprit et les manières. Jamais sot campagnard n’en eut plus de besoin. N’ai-je pas dit je médite ? Ma foi ! Le moyen est déjà trouvé. Il ne manque que de le mettre à exécution, sans qu’on puisse me soupçonner d’y avoir eu part. C’est une résolution prise. J’aurai du moins le frère, si je n’ai pas la sœur. Mais quel que puisse être le succès de cette entreprise, la carrière paraît ouverte à présent pour de glorieux attentats. On a formé depuis quelque temps une ligue qui me menace. Les oncles et le neveu, qui ne sortaient auparavant qu’avec un seul laquais, doivent en prendre deux, et ce double train doit être doublement armé, lorsque les maîtres hasarderont leurs têtes hors de leurs maisons. Cet appareil de guerre marque une haine déclarée contre moi, et une ferme résolution en faveur de Solmes. Je crois qu’il faut attribuer ces nouveaux ordres à une visite que je fis hier à leur église ; lieu propre néanmoins pour commencer une réconciliation, si les chefs de la famille étoient chrétiens , et s’ils se proposoient