Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/242

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quelque autre sujet ; ce qui n’empêche pas que, sans y consentir, nous ne retombions une douzaine de fois sur celui que nous avons quitté. Ainsi, le quittant et le reprenant, d’un air à demi-fâché, quoique adouci par un sourire forcé, qui laisse du jour à nous racommoder, nous ne laissons pas, si l’heure du sommeil arrive, de nous aller coucher avec un peu d’humeur ; ou, si nous parlons, le silence de ma mère est rompu par quelques exclamations : ah ! Nancy ! Vous êtes si vive ! Si emportée ! Je voudrais bien, ma fille, que vous eussiez moins de ressemblance avec votre père ! Je la paie de son reproche, en pensant que ma mère n’a aucune raison de désavouer la part qu’elle a eue à sa Nancy ; et si la chose va plus loin de son côté que je ne le désire, son cher Hickman n’a pas sujet de s’en louer le jour suivant. Je sais que je suis une folle créature. Quand je n’en conviendrais pas, je suis sûre que vous le penseriez. Si je me suis un peu arrêtée à ces petits détails, c’est pour vous avertir que, dans une occasion si importante, je ne vous ferai plus remarquer mes impertinences ni les petites chaleurs de ma mère, et que je veux me réduire à la partie froide et sérieuse de notre conversation. " jetez les yeux, m’a-t-elle dit, sur les mariages de notre connaissance, qui passent pour l’ouvrage de l’inclination, et qui, pour l’observer en passant, ne doivent peut-être ce nom qu’à une passion née follement ou par de purs hasards, et soutenue par un esprit de perversité et d’obstination " (ici, ma chère, nous avons eu un petit débat que je vous épargne) : " voyez s’ils vous paroissent plus heureux qu’une infinité d’autres, où le principal motif de l’engagement n’a été que la convenance, et la vue d’obliger une famille. La plupart vous paroissent-ils même aussi heureux ? Vous trouverez que les deux motifs de la convenance et de la soumission produisent un contentement durable, et capable assez souvent d’augmenter par le temps et la réflexion ; aulieu que l’amour, qui n’a pour motif que l’amour, est une passion oisive " (oisive dans tous les sens, c’est ce que ma mère ne peut dire ; car l’amour est aussi actif qu’un singe, et aussi malicieux qu’un écolier) ; c’est une ferveur, qui dure peu, " comme toutes les autres ; un arc trop tendu, qui reprend bientôt son état naturel. " comme il est fondé en général sur des perfections purement idéales, que l’objet ne se connaissait pas lui-même avant qu’elles lui fussent attribuées, un, deux, ou trois mois, remettent tout, de part et d’autre, dans son véritable jour ; et chacun des deux ouvrant les yeux, pense justement de l’autre ce que tout le monde en pensait auparavant. " les excellences imaginaires, (c’est son propre terme, ne le trouvez-vous pas assez remarquable ?) ont eu le temps de s’évanouir. Le naturel, et les vieilles habitudes, qu’on n’a pas eu peu de peine à suspendre ou à déguiser, reviennent dans toute leur force. Le voile se lève et laisse voir de chaque côté jusqu’aux moindres taches. Enfin, l’on est fort heureux si l’on ne tombe pas aussi bas dans l’opinion l’un de l’autre, qu’on y avait été comme exalté par l’imagination. Alors le couple passionné, qui ne connaissait pas de bonheur hors du plaisir mutuel de se voir, est si éloigné de trouver dans un entretien illimité cette variété sans fin qui faisait croire, dans un autre tems, qu’on avait toujours quelque chose à se dire, ou qui faisait regretter, après s’être quittés, de n’avoir pas dit mille choses qu’on croyait avoir oubliées, que leur étude continuelle est de