Aller au contenu

Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/407

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’elle ne croyait plus éloigné. Ses discours me causèrent quelque satisfaction, parce qu’ils venaient de la bouche d’une fort bonne femme, qui me confirmait tout ce que M Lovelace m’avait dit. à l’occasion d’un logement sur lequel je jugeai à propos de la consulter, elle me recommanda sa belle-sœur, qui demeurait à sept ou huit milles de-là, et chez laquelle je suis actuellement. Ce qui me fit le plus de plaisir, ce fut d’entendre M Lovelace, qui, de son propre mouvement, lui donna ordre de me tenir compagnie dans la chaise, tandis que, montant à cheval avec deux hommes à lui, et un écuyer de Milord M, il nous servit d’escorte jusqu’au terme de notre route, où nous arrivâmes à quatre heures du soir. Mais je crois vous avoir dit, dans ma lettre précédente, que les logemens n’y sont pas commodes. M Lovelace, peu satisfait, ne dissimula point à Madame Greme, qu’il les trouvait au-dessous de la peinture même qu’elle nous en avait tracée ; que la maison étant éloignée d’un mille du bourg voisin, il ne convenait pas qu’il s’écartât si tôt à cette distance de moi, dans la crainte de quelques accidens contre lesquels nous n’étions point encore rassurés ; et que les chambres, néanmoins, se touchaient de trop près pour lui permettre de s’y loger avec moi. Vous vous persuaderez facilement que ce langage me parut fort agréable dans sa bouche. Pendant cette marche, j’eus, dans la chaise, une longue conversation avec Madame Greme. Ses réponses à toutes mes questions, furent libres et naturelles. Je lui trouvai un tour d’esprit sérieux qui me plut beaucoup. Par degrés, je la conduisis à quantité d’explications, dont une partie s’accorde avec le témoignage de l’intendant congédié, auquel mon frère s’était adressé ; et j’en conclus que tous les domestiques ont à peu-près la même opinion de M Lovelace. " elle me dit qu’au fond c’était un homme généreux ; qu’il n’était pas aisé de décider s’il était plus redouté que chéri de toute la maison de Milord M que ce seigneur avait une extrême affection pour lui ; que ses deux tantes n’en avoient pas moins ; que ses deux cousines Montaigu étoient deux jeunes personnes du meilleur naturel du monde. Son oncle et ses tantes lui avoient proposé différens partis, avant qu’il m’eut rendu des soins, et même depuis, parce qu’ils désespéraient de mon consentement et de celui de ma famille. Mais elle l’avait entendu répéter fort souvent qu’il ne pensait point à se marier, si ce n’était avec moi. Tous ses proches avoient été fort choqués des mauvais traitemens qu’il avait reçus des miens ; cependant ils avoient toujours admiré mon caractère ; et loin de se refroidir pour notre alliance, ils m’auraient préférée, sans un sou, à toutes les femmes du monde, dans l’opinion que jamais personne n’aurait tant d’ascendant sur ses inclinations et tant d’influence sur son esprit. On ne pouvait disconvenir que M Lovelace fût un homme fort dissipé ; mais c’était une maladie qui se guérirait d’elle-même. Milord faisait ses délices de la compagnie de son neveu, lorsqu’il pouvait se la procurer ; ce qui n’empêchait pas qu’ils ne se querellassent souvent ; et c’était toujours l’oncle qui se voyait forcé de prendre le parti de la soumission. Il avait comme peur de lui : aussi se conformait-il à toutes ses volontés ". Cette bonne femme regrettait beaucoup que son jeune maître (c’est ainsi qu’elle le nommait) ne fît pas un meilleur usage de ses talens. " cependant, me dit-elle, avec de si belles qualités, il ne fallait pas