Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/52

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Rien de plus généreux. Je reconnais là du caractère. Mais, ô chère amie ! Comptez que vous êtes en danger. Que vous vous en apperceviez ou non, comptez que vous n’y êtes pas moins. C’est votre générosité naturelle et la grandeur de votre ame qui vous y jettent. Tous vos amis sont de mauvais politiques, qui, en l’attaquant avec cette violence, combattent réellement pour lui ; et j’engage ma vie que Lovelace, malgré toute sa vénération et ses assiduités, a vu plus loin que ses assiduités et cette vénération, si bien calculée à votre méridien , ne lui permettent de l’avouer. En un mot, il a vu que sa conduite opère plus efficacement pour lui, qu’il ne pourrait le faire directement lui-même. Ne m’avez-vous pas dit autrefois que rien n’est si pénétrant que la vanité d’un amant, puisqu’elle lui fait voir souvent en sa faveur ce qui n’est point, et qu’elle manque rarement de lui faire découvrir ce qui est. Et qui accuse Lovelace de manquer de vanité ?

Enfin, ma chère, c’est mon opinion, fondée sur l’air dégagé que j’aperçois dans ses manières et dans ses sentimens, qu’il a vu plus loin que moi, plus loin que vous ne vous imaginez qu’on le puisse, et plus loin, je crois, que vous ne voyez vous-même ; car vous n’auriez pas manqué de me le dire.

Déjà, dans la vue de contenir son ressentiment pour les indignités qu’il a reçues, et qui se renouvellent tous les jours, vous vous êtes laissée engager dans une correspondance particulière. Je sais que dans tout ce que vous lui avez écrit, il n’y a rien dont il puisse se vanter. Mais n’est-ce pas un grand point que de vous avoir fait consentir à recevoir ses lettres et à lui répondre ? La condition que vous y avez attachée, que cette correspondance sera secrète, ne marque-t-elle pas qu’il y a un mystère entre vous et lui, dont vous ne souhaitez pas que le monde soit informé ? Il est le maître de ce secret. Ce secret, en quelque sorte, c’est lui-même. Dans quelle intimité cette faveur n’établit-elle pas un amant ? à quelle distance ne met-elle pas une famille ?

Cependant qui peut vous blâmer, dans la situation où sont les choses ? Il est certain que votre condescendance a prévenu, jusqu’à présent, de grands malheurs. Les mêmes raisons doivent la faire durer aussi long-temps que sa cause. C’est un destin pervers qui vous entraîne contre votre inclination. Mais, avec des vues si louables, l’habitude fera disparaître ce qui vous blesse, et donnera naissance au penchant. Ma chère, comme vous souhaitez, dans une occasion si critique, de vous conduire avec la prudence qui gouverne toutes vos actions, je vous conseille de ne pas craindre d’entrer dans un sévère examen des véritables motifs de votre générosité pour cet heureux mortel.

En vous examinant bien, je vous le dis franchement, il se trouvera que c’est de l’amour. Ne vous évanouissez pas, ma chère. Votre homme lui-même n’a-t-il pas assez de philosophie naturelle pour avoir déjà observé que l’amour pousse ses plus profondes racines dans les ames les plus fermes ? Au diantre la lenteur de sa pénétration ! C’est une remarque qu’il faisait il y a six ou sept semaines.

J’ai eu, vous le savez, ma bonne part de la même teinture ; et dans mes plus froides réflexions, je n’aurais pu dire comment, ni quand cette jaunisse avait commencé. Mais j’en aurais eu, comme l’on dit, par-dessus les yeux et les oreilles, sans le secours de quelques-uns de vos avis, que je vous rends aujourd’hui de bonne grace. Cependant l’homme