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Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/561

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l’estomac dans son passage, en ayant fait couler beaucoup de sang, le colonel lui dit : monsieur, je crois que c’en est assez.

Mon maître jura qu’il n’était pas blessé, que ce n’était qu’une piqûre légère ; sur quoi, faisant une autre passe, le colonel la reçut sous le bras avec une dextérité merveilleuse, et lui enfonça son épée au milieu du corps. Il tomba aussi-tôt, en disant : la fortune est pour vous, monsieur… je n’entendis pas quelques autres mots qu’il ne put prononcer entièrement. Son épée sortit de ses mains ; M Morden jeta la sienne, et courut à lui, en lui disant en français : monsieur, vous êtes un homme mort ; implorez la bonté du ciel. Nous donnâmes le signal au chirurgien, qui accourut à l’instant. Le colonel ne me parut que trop accoutumé à ces expéditions sanglantes ; il était aussi tranquille, que s’il n’était rien arrivé d’extraordinaire ; et quoiqu’il perdît lui-même beaucoup de sang, il ne pensait qu’à seconder le chirurgien. Mais mon maître s’évanouit deux fois pendant l’opération, et rendait d’ailleurs du sang par la bouche. Cependant le premier appareil ayant été mis fort heureusement, nous l’aidâmes à monter dans la voiture. Alors le colonel souffrit que sa propre blessure fût pansée, et parut s’affliger que, dans quelques intervalles, m le chevalier s’emportât furieusement, lorsqu’il retrouvait la force de parler. Hélas ! Il s’était cru sûr de la victoire. Malgré l’avis du chirurgien, le colonel prit le parti de monter à cheval, pour passer dans l’état de Venise. Il me força généreusement d’accepter une bourse remplie d’or, avec ordre d’en employer une partie à payer le chirurgien, et de garder le reste comme une marque, me dit-il, de la satisfaction qu’il avait de ma conduite et des tendres soins qu’il me voyait rendre à mon maître. Le chirurgien l’assura que m le chevalier ne pouvait vivre jusqu’à la fin du jour. Lorsqu’il fut prêt à partir, M Lovelace lui dit en français : vous avez bien vengé ma chère Clarisse ! J’en conviens, répondit le colonel dans la même langue ; et peut-être gémirai-je toute ma vie de n’avoir pu résister à vos offres, lorsque je balançais sur l’obéissance que je croyais devoir à cet ange. Attribuez votre victoire au destin, répliqua mon maître, à l’ascendant d’un cruel destin ; sans quoi ce qui vient d’arriver était impossible. Mais vous, reprit-il en s’adressant au chirurgien, à M Margate et à moi, soyez témoins tous trois que je me suis attiré mon sort, et que je péris par la main d’un homme d’honneur. Monsieur ! Monsieur ! Lui dit le colonel avec la piété d’un confesseur, et lui serrant affectueusement la main, profitez de ces précieux momens, et recommandez-vous au ciel. Il s’éloigna aussi-tôt.

Je fis marcher fort doucement la chaise. Cependant mon maître eut beaucoup à souffrir du mouvement. Le sang recommença bientôt à couler de ses deux blessures, et ce ne fut pas sans difficulté qu’on l’arrêta. Nous le conduisîmes en vie jusqu’à la première cabane : il m’ordonna de vous envoyer les papiers cachetés que vous trouverez sous cette enveloppe, et de vous faire le récit de son malheur, avec des remerciemens pour la constance et la fidélité de votre amitié.

Contre toute attente, il vécut jusqu’au jour suivant ; mais il souffrit beaucoup de son impatience et de ses regrets, autant que de la douleur de ses blessures ; car il ne pouvait se résoudre à quitter la vie. La raison paroissait quelquefois l’abandonner, sur-tout pendant les deux dernières heures de sa vie. Il s’écriait par intervalles : éloignez-la de mes yeux, éloignez-la de mes yeux ; mais il ne nommait personne. Quelquefois il