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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/106

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LE POIDS DU JOUR

leurs désirs inavoués, se posaient sur Hélène Garneau. Elle avait vraiment été la fleur de la petite ville. Et bien des jeunes gens avaient rêvé d’elle.

Cette fois monsieur Bigras avait dit à son ami Laferrière :

« As-tu vu cette pauvre Hélène Garneau. Elle est bien changée. Je crois qu’elle file un mauvais coton. Que c’est de valeur, elle qui était si jolie ! »

Jean Grosbois, le fils du maire, avait dit à Louis Laganière :

« As-tu vu madame Garneau, comme elle est changée ! Je pense qu’elle aurait besoin d’un homme. Tu sais, je n’aurais aucune objection à la soigner. » Et tous deux s’étaient mis à rire, d’un rire trouble et novice en même temps.

Quant à madame Léger, elle était exprès allée rendre visite à son amie mademoiselle Béland, la vieille tante de Georgette.

« Non ! mais avez-vous vu la Garneau, dernièrement. Non ? Ben, c’est pas beau. Elle est pas faraude, je vous le dis. »

Sur les instances de son fils, elle avait cessé de vendre des chapeaux. Depuis quelques mois d’ailleurs, depuis qu’elle se sentait ainsi lasse d’une lassitude qu’elle n’attribuait qu’aux changements profonds que l’âge lui apportait comme à toutes les femmes, elle n’avait plus goût à ce travail qui autrefois était pour elle un si agréable passe-temps. Il y avait des mois qu’elle n’était allée à Montréal. Les quelques chapeaux qui lui restaient avaient, sous la poussière, l’air de bouquets jetés en un coin après la fête. Dans les boites dormaient plumes et rubans. La glace ovale se voilait et ne reflétait plus que les fleurs bleues déteintes du papier tenture.

Les bénéfices évidemment n’avaient jamais été bien grands. Si petits qu’ils eussent été cependant, ils aidaient à boucler le maigre budget de la maison où par ailleurs la dépense n’était pas forte. En outre, dès que Michel avait commencé de gagner, il avait intégralement remis son salaire dans les mains de sa mère, se réservant à peine un dollar pour ses cigarettes et ses menus, bien menus plaisirs. Depuis qu’il fréquentait Georgette, cependant, il avait été plus dépensier ; sa toilette était plus soignée et il amenait de temps à autre son amie prendre chez Adamakis, le Grec, une glace compliquée de confitures et d’amandes. Son salaire était maintenant de seize dollars par semaine. Il pouvait faire le magnifique. Il suffisait d’autre part qu’Hélène vendit une couple de chapeaux pour que la maison connût une aisance qui jamais n’y avait régné, même du temps, si oublié, de Ludovic Garneau.

Mais aujourd’hui cela ne suffisait qu’à peine. Il fallait payer les visites du docteur Vincent et les toniques qu’il fabriquait à l’intention de sa malade. Il venait tous les lundis. Chaque fois, Michel s’arrangeait pour rentrer avant son départ, car le vieux praticien savait trouver les mots qui rassurent. Et pourtant, malgré ces affirmations réitérées, malgré ce