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LE POIDS DU JOUR

— Je voulais justement te dire que dimanche soir je ne peux pas te voir. Ma tante a besoin de moi. Nous devons aller à Yamachiche voir mon oncle Paul qui est malade.

Or le dimanche soir, passant devant la maison, Michel aperçut de la lumière à la fenêtre du salon. Il s’arrêta subitement, surpris, torturé par le doute. Le store baissé empêchait qu’il ne vit à l’intérieur. Peut-être quelque voisine était-elle venue garder la maison et donner à manger au chat. D’un pied hésitant il monta les deux marches du perron et se trouva sur la véranda. La rue était déserte. Il fit un pas de côté et fut dans l’ombre de la vigne dont les noirs rameaux emmêlés le cachaient à la vue. Se penchant enfin, il regarda par l’interstice laissé entre le bas du store et le rebord de la fenêtre.

Georgette était assise sur le divan ; et tout près, un bras autour de sa taille, qui lui disait à l’oreille des mots qu’il ne pouvait entendre mais qu’il devinait… Jean-Marie Nodier !

Sous son poids une planche soudain craqua. Georgette leva brusquement les yeux. Oubliant qu’il était dans l’ombre, Michel se sentit regardé, fixement.

Il se jeta hors de la véranda et fuyant la lumière qui clignotait au coin de la rue, enfila une rue de traverse.

Il marcha longuement dans les rues noires que novembre gelait et où, le long des trottoirs, les flaques d’eau se croûtaient d’une glace que son pied rageusement faisait éclater. D’abord rapidement, comme pour fuir l’image torturante qui se collait pourtant à son souvenir, puis plus lentement à mesure que les bouillons de la colère s’apaisaient pour ne laisser surnager que la lie de sa haine et de son désir de vengeance. Il erra ainsi pendant un temps qui lui parut immense comme une nuit sans étoiles, parcourant les rues peu nombreuses les unes après les autres, cherchant dans la fatigue de son corps la guérison à tout le moins temporaire de son cœur.

Et voici que, sans l’avoir fui ni cherché, il se trouva près de la rivière du Loup, non pas en amont, là où il eût retrouvée, modifiée et repeinte, méconnaissable, une maison qui avait été autrefois la leur et qu’il n’avait jamais plus voulu revoir ; mais bien sur le petit chemin latéral qui conduisait au moulin des Tourville.

Le ciel s’était éclairci. Les clous d’or des étoiles apparues tendaient le drap noir du firmament invisible. Bas sur l’horizon, à l’ouest, une lune métallique comme un couperet luisait méchamment. Au-dessus de sa tête, c’est à peine s’il pouvait deviner les plus bas des membres nus que les ormes tordaient dans la nuit cruelle de l’hiver.