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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/19

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CHAPITRE

II


QUAND naguère parrain demandait à Michel :

« Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? » la réponse venait, immédiate, sans passion mais avec une étrange fermeté, une assurance d’enfant pour qui le problème n’existait pas, tant la solution était évidente, inéluctable :

« Quand je serai grand, je ferai de la musique. »

Depuis qu’il est grand, très grand même pour ses douze ans et que le problème en est un de demain, il répond encore :

« Je veux faire de la musique. »

Ce qui fait rire parrain.

Mais parrain cette fois essaye de discuter. Dame ! il est temps que Michel devienne sérieux, qu’il s’oriente vers ce qui demain sera sa vie ; et que pour cela il écoute les conseils décisifs de ses aînés. Le père, lui, ne semble pas en avoir souci. Sans doute, Michel est-il toujours un gosse qu’il ne voit pas grandir. Il parle si peu, le père, à la maison.

— Faire de la musique ! reprend le parrain. Mais qu’est-ce que tu vas faire pour gagner ta vie ?

— Pour gagner ma vie ? dit l’enfant, qui ne comprend pas très bien.

— Oui… pour gagner de quoi manger. Tu ne peux toujours pas manger de la musique ?

Michel baissa un peu la tête, les sourcils froncés. Comment parler de faire autre chose, quand pour lui être musicien était un sort si fatal, le seul qui pût être le sien, qu’il pût envisager, qu’il pût admettre ; une chose pour lui aussi normale que pour monsieur Lacerte d’être assis à son grand pupitre, pour son père de commander la manœuvre des trains, pour sa mère de faire les repas et de tenir la maison, de la nourrir et de l’aviver de sa douceur gracieuse et de ses chansons.

Certes, s’il s’en fallait encore qu’il fût homme, du moins y avait-il entre le Michel de cinq ans et celui de douze ans une différence majeure : il savait désormais l’existence du temps. Il en percevait maintenant sinon la valeur du moins l’écoulement. Jadis, rien pour lui n’avait de réalité que le jour et l’heure présente. Chaque minute lui était une éternité ; et c’est cela qui faisait ses joies si complètes et ses chagrins si absolus, si désespérés.

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