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Chevalerie & les petits Poëmes du tems. Du côté du midi florissoient les Troubadours, et du côté du nord les Trouveurs. Ces deux mots, qui au fond n’en sont qu’un, expriment assez bien la physionomie des deux Langues[1].

Si le Provençal, qui n’a que des sons pleins, eût prévalu, il auroit donné au Français l’éclat de l’Espagnol et de l’Italien : mais le midi de la France, toujours sans Capitale & sans Roi, ne put soutenir la concurrence du nord, & l’influence du patois Picard s’accrut avec celle de la Couronne. C’est donc le génie clair & méthodique de ce jargon & sa prononciation un peu sourde qui dominent aujourd’hui dans la Langue Française.

Mais, quoique cette nouvelle Langue eût été adoptée par la Cour & la Nation, & que dès l’an 1260, un Auteur Italien[2] lui eût trouvé assez de charmes pour la préférer à la sienne, cependant l’Eglise, l’Université & les Parlemens la repousserent encore, et ce ne fut que dans le seizieme siecle qu’on lui accorda solennellement les honneurs dûs à une Langue légitimée[3].

À cette époque, la renaissance des Lettres la découverte de l’Amérique & du passage aux

  1. On y voit le perpétuel changement de l’eu en ou ou fleurs & flours ; pleurs & plours, senteur, sentou, douleur, doulou, la femmeu, la femmou, etc. Ainsi l’e muet, comme on voit, se change en ou à la fin des mots, & fuit à l’oreille comme l’eu des Français. Dans ces patois les ch deviennent des k : château est castel ; chétif, cartivo ; chapeau, capel ; Charle, Carle, &c. Ces jargons font jolis et riches, mais n’étant point annoblis, ils ont le malheur de dégrader tout ce qu’ils touchent.
  2. C’est Brunetto Latini, Précepteur du Dante. Il composa un ouvrage intitulé Tesbretto, ou le petit Trésor, en langue française, au commencement du treizieme siecle. Pour s’excuser de la préférence qu’il donne à cette Langue sur la sienne, voici comment il s’exprime : « Et s’aucuns demande porquoy chis livres est escris en Romans, selon le patois de France, puisque nous sommes Italiens, je diroé que c’est pour deux raisons : l’une, por ce que nous sommes en France ; l’autre, si est por ce que François est plus délitaubles langages & plus communs que moult d’autres. » Brunet Latin étoit exilé en France : les Poésies de Thibaut, roi de Navarre et Comte de Champagne, les Romans de Chevalerie & la Cour de la Reine Blanche, donnoient du lustre au Français ; tandis que l’Italie, morcellée en petits États & déchirée par d’horribles factions, avait quinze ou vingt patois barbares & pas un livre agréable. Le Dante & Pétrarque n’avoient point encore écrit.
  3. Louis XII & François I ordonnerent qu’on ne traiteroit plus les affaires qu’en Français. Les Facultés ont persisté dans leur Latinité barbare. Hodièque manent veſtigia ruris.