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rés : si notre oreille les méconnoît, nos yeux les retrouvent encore ; tandis que les mots Latins qui entroient dans les différens jargons de l’Europe, furent toujours mutilés comme les obélisques & les statues qui tomboient entre les mains des Barbares. Cela vient de ce que les Latins ayant placé les nuances de la déclinaison & de la conjugaison dans les finales des mots, nos Ancêtres, qui avoient leurs Articles, leurs Pronoms et leurs Verbes Auxiliaires, tronquerent ces finales qui leur étoient inutiles[1], & qui défiguroient le mot à leurs yeux. Mais dans les emprunts que les Langues modernes se font entr-elles, le mot ne s’altère que dans la prononciation.

Pendant un espace de quatre cents ans, je ne trouve en Angleterre que Chaucer & Spencer. Le premier mérita, vers le milieu du quinzieme siecle, d’être appellé l’Homere anglais : notre Ronsard le mérita de même, & Chaucer, aussi obscur que lui, fut encore moins connu. De Chaucer jusqu’à Shakespéare & Milton, rien ne transpire dans cette Isle célebre, & sa littérature ne vaut pas un coup d’œil[2].

Me voilà tout-à-coup revenu à l’époque où j’ai laissé la Langue Française. La paix de Vervins avoit appris à l’Europe sa véritable position ; on

  1. Les Italiens, les Français & les Espagnols ayant adopté les Verbes auxiliaires de l’ancien Celte, les heureux composés du Grec et du Latin leur semblerent des hiéroglyphes trop hardis ; ils aimerent mieux ramper à l’aide du Verbe auxiliaire & du Participe passé, & dire, j’aurais aimé, qu’amavissem. Cette timidité des peuples modernes explique aussi la nécessité des Articles & des Pronoms. On sait que la distinction des cas, des genres & des nombres, chez les Grecs & les Latins, se trouve dans la variété de leurs finales. Mais, pour l’Europe moderne, cette différence réside dans les signes qui précedent les Verbes & les Noms, & les finales sont toujours uniformes. En y réfléchissant, on voit que les lettres & les mots sont des puissances connues avec lesquelles on arrive sans cesse à l’inconnu, qui est la phrase ou la pensée ; & d’après cette idée algébrique, on peut dire que les articles & les pronoms sont des exposants placés devant les mots pour annoncer leurs puissances. L’article le, par exemple, dit d’avance qu’on va parler d’un objet qui sera du genre masculin & du nombre singulier. Ainsi l’article devant le nom est une espèce de pronom, & le pronom devant le verbe est encore une sorte d’article. On voit par ce peu de mots, que nous manquons de Grammaire, & que ceux qui ont entrepris d’en faire, se sont promenés dans la Langue Française, avec la robe Grecque ou Latine. En effet, un bon Esprit ne peut voir, sans quelque pitié, le début de tous nos Grammairiens. Il y a, disent-ils, huit parties d’Oraison, le Verbe, l’interjection, le Participe, les Substantifs, les Adjectifs, &c. Quand on a l’honneur d’être Français, on ne sait trop ce que signifie cette phrase barbare. On voit seulement qu’ils ont voulu compter & classer tous les mots qui entrent dans une phrase, & sans lesquels il n’y auroit pas de discours. Mais sans se perdre dans ces distinctions de l’Ecole, ne seroit-il pas plus simple de dire que tous les mots sont des noms, puisqu’ils servent toujours à nommer quelque chose ? L’homme donna des noms aux objets qui le frappoient ; il nomma aussi les qualités dont ces objets étoient doués : voilà deux espèces de noms, le Substantif & l’Adjectif, si on veut les appeller ainsi. Mais pour créer le Verbe, il fallut revenir sur l’impression que l’objet ou ses qualités avoient faite en nous : il fallut réfléchir & comparer ; & sur le premier jugement que l’homme porta, naquit le Verbe ; c’est le mot par excellence. C’est un lien universel & commun qui réunit dans nos idées les choses qui existent séparément hors de nous ; c’est une perpétuelle affirmation pour le oui ou pour le non : il rapproche les diverses images qu’offre la Nature, & en compose le tableau général ; sans lui point de Langue : il est toujours exprimé ou sous-entendu. EST, verbe unique dans toutes les Langues, parce qu’il représente une opération unique de l’esprit ; Verbe simple & primitif, parce que tous les autres ne sont que des déguisements de celui-là. Il se modifie pour se plier aux différents besoins de l’homme, suivant les tems, les personnes & les circonstances. Je suis, c’est-à-dire, moi est : être est une prolongation indéfinie du mot est : j’aime, c’est-à-dire Je suis aimant, &c. Voilà une clef générale avec laquelle on trouve la solution de toutes les difficultés que renferment les Verbes.
  2. Je ne parle point du Chancelier Bacon & de tous les personnages illustres qui ont écrit en Latin : ils ont travaillé à l’avancement des sciences & non au progrès de leur propre Langue.